
L’auteur fait partie de l’Initiative de journalisme local
Le secteur touristique au Bas-Saint-Laurent vit un manque de main-d’œuvre, exacerbé par la pandémie. En effet, depuis 2019, ce secteur a perdu 66 000 emplois, selon une étude menée par le Conseil québécois en ressources humaines et en tourisme. Ce manque démontre une grande proximité entre vacances et travail : le tourisme étant le secteur de travail qui a pour tâche de s’occuper du temps libre des travailleur.ses, il semble alors que ce temps libre existe grâce au travail.
Il va être question d’étudier cette relation pour mieux connaitre le rôle de chacun, travail et temps libre, et la mutation actuelle de cette relation dans notre réalité contemporaine.
Temps de travail, temps libre
Lorsqu’on emploie l’expression « temps de travail », on réfère à un temps contraint par une dépendance consentie envers une entité marchande (Linhart, 2023, p. 44).
Alors que le temps libre réfère à cette absence de contraire, ou plus exactement à cette absence de subordination. Le temps libre n’implique pas une vacuité, il traduit simplement une absence de contraintes issu du milieu du travail. Il est alors un temps consacré à soi (Linhart, 2023, p. 45).
Ce que l’on constate, c’est que le temps libre se définit par le travail. Le temps libre existe grâce et par le travail. Et deviendrait un temps vide sans lui.
Le travail, l’architecte du temps
Le temps de travail à cette particularité de structurer le temps de chacun.e, et cette séparation entre travail et temps libre dynamisme la vie (Linhart, 2023, p. 45).
De plus, lorsqu’une personne a la possibilité de travailler, elle contribue au maintien de la société en répondant aux besoins de la population. Ce qui donne une valeur à chaque personne qui travaille, reconnaissance qui se matérialise, dans un monde salarial, par une rémunération.
Cette autonomie financière permet une sociabilisation, ainsi qu’un sens donner à son temps libre. Le sens du temps libre est alors construit par un travail qui contribue à la société. Inversement, les personnes en situation de chômage disent explicitement ne pas avoir de temps libre, car elles n’ont pas d’emploi (Linhart, 2023, p. 46). « Le temps libre, c’est un temps où l’on peut savourer l’absence du travail », où il est possible de se reposer du temps à avoir travaillé (Linhart, 2023, p. 47).
Être dépossédé de son outil de travail
Cependant, le sentiment d’utilité est supprimé lorsque la personne se voit empêchée de réaliser un travail qualitatif, une difficulté à concilier son éthique avec sa tâche, ou encore quand son outil de travail lui est dépossédé. Ce qui lui enlève la possibilité de se sentir fier de son travail (Linhart, 2023, p. 45).
Un travail qui ne donne pas une reconnaissance suffisante malgré les efforts que les tâches demandent, impact significativement le temps libre, la qualité des loisirs et des activités réalisables. Les horaires influent aussi logiquement sur le temps libre, par exemple lorsque les quarts de travail sont fractionnés, ou que les horaires sont de nuits, limitant la participation aux évènements sociaux, mais aussi culturels hors emploi.
Nous l’avions déjà dit, mais le temps libre permet de se reposer des efforts exigés par le travail, notamment physique. Mais qu’en est-il de l’exposition aux substances toxiques, à l’usure du corps, à l’usure émotionnelle dont le temps libre ne peut effacer ? Les pathologies qui en découlent, mais aussi avant que ces pathologies apparaissent, nuisent au temps libre en le malmenant « On n’a pas deux corps, l’un pour le travail, l’autre pour le temps libre, de même que l’on n’a pas deux esprits, l’un pour le travail et l’autre pour le temps libre » (Linhart, 2023, p. 49).
Manager le temps libre
Actuellement, le temps de travail et le temps libre vivent une mutation causée par les pratiques managériales contemporaines. Le travail est aujourd’hui organisé par des cabinets d’expert.es qui se trouvent éloignés du terrain et de la réalité spécifique de chaque lieu de travail (Linhart, 2023, p. 50). Et ces organisations stéréotypées s’imposent aux employé.es qui se voient à la fois dépossédé.es de leur outil de travail, tout en impactant leur temps libre. La destitution de leur outil de travail se trouve être dans l’impossibilité aux salairé.es d’avoir un impact sur les critères de qualité, de productivité, de rentabilité et d’objectif.
La justification de procéder à ces réorganisations se situe dans la concurrence exacerbée causée par la mondialisation et l’accélération temporelle. Ainsi, seuls les cabinets d’experts sont en mise de construire une organisation qui répond à ces mutations complexes et continuellement changeantes.
Par ces remaniements organisationnels, les salarié.es ne peuvent plus se sentir chez eu.elles dans leur lieu de travail. Car leur environnement et leur travail ne leur appartiennent plus. Ce qui est atteint ici, c’est aux sentiments de valeur et de fierté liées à son travail. Sans parler des harcèlements, de la pression, des objectifs inatteignables et des évaluations arbitraires qui malmènent le travail (Linhart, 2023, p. 51). Et comme nous l’avons vu, la qualité du temps de travail influe sur celle du temps libre.
Le temps de travail dans le temps libre
C’est pour cette raison que le management actuel se donne le droit et le devoir d’avoir une main mise sur le temps libre de ses salarié.es.
Cette culture managériale se retrouve surtout dans les start-ups, dans laquelle le temps de travail et le temps libre sont confondus et orchestrés par les dirigeant.es en créant des évènements sociaux en dehors des heures de travail, mais avec l’équipe de travail. Comme le rite de faire un 5 à 7 avec les collègues et boss, de diner ensemble, etc. Ce n’est pas tant les activités avec les collègues qui présente un problème, mais une trop forte récurrence de ces évènements, au point de se supplanter aux activités sociales hors travail.
« Le management s’arroge en quelque sorte d’inclure le temps libre dans la gestion des relations sociales de l’entreprise, comme il le fait ailleurs lorsque sont envoyés des mails à toute heure et pendant le week-end » (Linhart, 2023, p. 52). Cette situation est encore plus exacerbée avec le télétravail.
Le projet derrière cette approche managériale est de contrôler le temps libre pour mieux diriger le temps de travail. Mais cette forme de management n’est pas nouvelle, Henry Ford l’avait déjà appliquée à ses ouvriers afin d’avoir la certitude qu’ils remplissent les conditions de repos lors de leur temps libre pour être pleinement opérationnels durant leur temps de travail. Par exemple, les manageurs « donnaient des menus types aux épouses des ouvriers et inspectaient la propreté du logement » (Linhart, 2023, p. 53).
Ce qui est par définition une suppression du temps libre, car ce dernier a pour définition de ne pas avoir un déterminisme externe provenant de la sphère du travail. Et surtout, ce temps est pour soi, et non un moment dédié exclusivement à la préparation pour retourner travailler. La nécessité de le préserver se fait alors sentir.
Source
Danièle Linhart, « Un temps libre marqué au fer rouge du travail », Mouvements, 2023/2 (n° 114), pages 44 à 54