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Le syndrome « Jay Kutcher »

Par Jean-Francois Vallée le 2023/08
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Le syndrome « Jay Kutcher »

Par Jean-Francois Vallée le 2023/08

Ne cherchez pas à retrouver la généalogie du nom de famille « Kutcher ». Vous ne la trouverez nulle part.

Ainsi affublé d’un nouveau patronyme anglicisé, un chanteur country québécois a choisi de rompre avec son passé, sa filiation. Sorti tout droit de l’imagination débordante de Jérôme/Jay Couture/Kutcher, ex-recrue de Marc Dupé à La Voix, ce surnom lui permet, tel un Phénix, de renaître de ses cendres. Jérôme Couture est mort? Vive Jay Kutcher, soigneusement épelé pour épouser les tympans unilingues anglais. À la trappe, les satanées voyelles doubles et les maudits accents français!

Avide de conquête du marché anglo-américain, notre chanteur indigène troque désormais son identité, sa langue et sa culture d’un claquement de nom… Comme les Boisvert/Greenwood, ou les Moreau/Morrow, à l’époque où les nôtres allaient se fondre dans le melting pot américain pour gagner leur pain ranci à la sueur de leur front souillé dans les « factries » du Massachusetts.

Hommage et respect à feu Claude Fournier qui, seul à ce jour, en a raconté la douloureuse saga dans le film Les tisserands du pouvoir.

S’angliciser pour beurrer son pain : est-ce là le message subtil que souhaite laisser Jay Kutcher à sa progéniture? En entrevue, il a qualifié la chose de « renaissance artistique longuement préparée », précisant qu’il ne s’était « jamais senti autant lui-même ». Eh ben.

À 38 ans, raconte-t-il, il s’est demandé ce qu’il « avait envie de faire, de montrer à ses deux garçons ». C’est pourquoi il s’est astreint à quatre ans de cours d’anglais pour « éliminer le plus possible son accent saguenéen ». Noble projet.

Chanter sans se renier

Pourtant, d’autres chanteurs francophones comme la Française Yelle, qui vit aux États-Unis, ont choisi d’envahir le marché américain sans renier leur langue. Ce geste de fierté assumée la place dans la droite lignée des Édith Piaf, Michel Sardou, Serge Lama, Charles Aznavour, Serge Gainsbourg ou même Harmonium, qui ont fait résonner une langue aux inflexions distinctes au cœur d’un continent presque unilingue. Parce qu’on oublie souvent plusieurs réalités méconnues quand on parle des États-Unis : un réel appétit pour le français existe dans ce pays où 10 millions de personnes le maîtrisent et où toute université qui se respecte offre des programmes d’études complets dans cette langue. On oublie aussi que l’anglais est composé à plus de 55 % de mots français, les anglophones respectent cette autre langue nichée au cœur de la leur. Cela la nimbe même d’une aura de prestige.

Zachary Richard a raconté à quel point la musique cajun en français s’est répandue comme une traînée de poudre dans les années 70, notamment avec la chanson « Réveille ». Aujourd’hui, les petits Québécois qui veulent secouer la torpeur de leurs contemporains appellent leur blogue « Wake up ». Ce ne sont plus « Les Goddams qui viennent », mais les « Frogs qui fuient ». À toutes jambes.

Or, qui ne comprend pas que le nom « John Fighter » ne peut traduire parfaitement « Jean Batailleur » ne comprend rien au génie de la langue.

Que serait-il advenu de notre culture si tous nos artistes avaient choisi l’anglais? Allez dire aux artisans du succès du country québécois en français qu’ils ont donné le mauvais exemple à leurs enfants… Remercions du fond du cœur tous les Paul Daraîche, Patrick Normand, Isabelle Boulay et Willy Lamothe de ce monde qui se sont appuyés sur leur propre fonds culturel comme tremplin.

Une quantité substantielle de chanteurs anglophones ont pour leur part choisi le français, comme Nanette Workman et Jim Corcoran naguère, ou Jill Barber et Andrea Lindsay aujourd’hui. Et nous ont légué d’inoubliables airs, mais sans renier leur charmant accent germanique, ce qui confère toute leur singularité à leurs chansons.

Autre détail qui tue : aucun n’a changé de nom pour réussir ici.

Appelons Jean de La Fontaine en renfort. Ce cher Jay Kutcher fait penser à cette grenouille qui, voulant se faire plus grosse que le bœuf, enfla tant qu’elle éclata. Ou au « Geai paré des plumes du Paon » : quand « Quelqu’un le reconnut : il se vit bafoué, berné, sifflé, moqué, joué ». Ou encore à cet « Âne vêtu de la peau du Lion » qui, voulant semer la terreur comme le Lion, se vêtit de sa peau. On le démasqua bien vite :

« De la peau du lion l’âne s’étant vêtu
      Était craint partout à la ronde ;
      Et bien qu’animal sans vertu,
      Il faisait trembler le monde.
Un petit bout d’oreille échappé par malheur
      Découvrit la fourbe et l’erreur. »

Oui, décidément, tout revient toujours à… l’oreille.

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