
— Bonjour Martine.
— Bonjour. Je pense que mon mari a besoin d’aide. Il feel pas. Je ne le reconnais plus. Il arrive à peine à faire le train. Il ne parle plus, ne rit plus, il s’est désintéressé des enfants. Je ne sais plus quoi faire.
L’histoire de Martine n’a rien d’extraordinaire. Les agricultrices sont de plus en plus nombreuses à envoyer un texto ou à décrocher le téléphone pour demander de l’aide pour leur associé : leur conjoint, leur frère ou leur père. C’est que, division sexuelle du travail oblige, elles ont à cœur le bien-être des hommes de leur famille, et ceux-ci ont tendance à laisser leur état de santé se détériorer si elles n’interviennent pas. Et la COVID n’a pas aidé.
« C’est encore tabou pour eux de demander de l’aide », précise une travailleuse de rang.
Si les choses commencent tranquillement à changer, vivre des difficultés, chercher un soutien extérieur s’avère parfois difficile, surtout pour les agriculteurs de l’ancienne génération. Demander de l’aide, admettre que ça va mal, c’est remettre en question son identité professionnelle, certes, mais aussi sa masculinité.
« Tu ne peux pas dissocier l’homme de l’agriculteur. Ces gens-là ont appris à travailler de façon acharnée, à réprimer leurs émotions, à ne pas prendre soin d’eux pour la ferme. Et ils attendent souvent la même chose de leurs fils, qui ne veulent plus de la vie de leur père. Le 5 à 9, c’est p’us possible », ajoute la travailleuse de rang.
Résultat : Au cœur des familles agricoles (ACFA) – organisme québécois d’aide psychosociale pour les producteur·trice·s agricoles, responsable du réseau de travailleuses de rang à l’échelle de la province – peine encore à rejoindre cette clientèle réfractaire à demander de l’aide, malgré la détresse qui la touche.
Conflits familiaux
Les conditions de travail des agriculteurs, jeunes et moins jeunes, commencent à être connues du grand public : longues heures de travail, pénurie de main-d’œuvre, instabilité des marchés, bureaucratie, obligations environnementales, météo, concurrence mondiale, travail de nuit, etc.
Mais j’ai été étonnée d’apprendre que ce sont les conflits qui représentent la principale cause de détresse psychologique en agriculture, hommes et femmes confondu·e·s. Des conflits intergénérationnels ou conjugaux qui se traduisent de facto en conflits de travail.
Dans le cadre des transferts d’entreprises d’une génération à l’autre, par exemple, les tensions pères-fils peuvent devenir critiques au point de retarder, voire d’entraver les processus de transfert. La nouvelle génération d’hommes cherche davantage que l’ancienne à concilier les différents aspects de leur vie (le travail, la famille), et elle s’organise pour le faire. Contrairement à leur père, les plus jeunes ne sont pas prêts à tout sacrifier pour le travail. C’est là, notamment, que les travailleuses de rang interviennent : elles agissent comme courroie de transmission pour désamorcer les crises et faciliter la communication.
Quant aux conflits avec la belle-famille, ils surviennent entre femmes, notamment au sujet du rôle qui est attendu de chacune à la ferme comme à la maison.
Dans les couples enfin, il arrive que les partenaires de vie et de travail se voient « trop », et qu’ils ne parviennent plus à entretenir la flamme.
Les femmes plus affectées que les hommes
On pourrait croire que les agriculteurs sont davantage touchés que les agricultrices par la détresse psychologique. C’est du moins ce que donne à penser l’ensemble des initiatives de sensibilisation qui, au cours des dernières années, ont laissé dans l’ombre la détresse des femmes dans le métier.
Or, selon les dernières données disponibles, ce serait précisément l’inverse : les agricultrices auraient des sources d’inquiétudes plus nombreuses que les agriculteurs en raison des différentes responsabilités qui leur incombent. Il n’est pas rare, en effet, de croiser des agricultrices qui combinent travail à la ferme, responsabilités familiales et travail extérieur permettant de rentabiliser l’activité agricole : une « triple journée de travail » qui draine.
Surcharge (mentale) de travail, isolement, précarité financière : à ces principaux facteurs de stress s’ajoute le fait que les problèmes des conjoints ont souvent un impact direct sur leur bien-être.
Des travailleuses de rang épuisées
L’ACFA regroupe actuellement 13 travailleuses de rang (que des femmes) dans neuf régions du Québec. La plupart sont en poste depuis deux ans. Certaines confient être elles-mêmes épuisées, devant l’importance du travail à accomplir, les longues distances à parcourir et le peu de ressources disponibles.
La Terre de chez nous, l’hebdomadaire de l’Union des producteurs agricoles, indiquait récemment un taux de roulement des travailleuses anormalement élevé dans la dernière année.
La détresse psychologique des agriculteur·trice·s du Québec en chiffres :
35 % des agriculteur·trice·s répondent aux critères de la dépression
58 % répondent aux critères de l’anxiété
45 % sont stressé·e·s
40 % ne sont pas à l’aise de demander de l’aide à un·e professionnel·le
Source : Agricultrices du Québec, « Santé psychologique », agricultrices.com/sante-psychologique-entrepreneures.