
Imaginez un monde sans Don Quichotte, sans Harry Potter, sans Kafka, Murakami, ni Pessoa… ou encore sans la Bible, premier écrit à avoir été traduit. Imaginez ne pas pouvoir parler du dernier David Goudreault avec votre âme sœur parce qu’elle est anglophone et ne lit pas le français. Imaginez un monde sans traductions. Difficile?
On y pense pourtant peu. Ou, lorsque l’on y pense, à la traduction, n’est-ce pas plutôt pour la critiquer, la dépeindre en « trahison » de son original? (Qui n’a pas déjà chialé un bon coup devant les sous-titres de sa série Netflix?…)
L’ART DE LA CONTRE-FUGUE
Redorer le blason de la traduction trop souvent dénigrée, voici ce à quoi Lori Saint-Martin s’attelle en trois mouvements, de prélude en coda, nous dévoilant – ou nous rappelant –, sous son « je » d’écrivaine et traductrice chevronnée, que derrière une œuvre traduite se meuvent de multiples atomes.
Ainsi se lit et se délie dans son récit la constitution d’une traduction; de motif en motif – quitte à s’y perdre parfois mais jamais hors de propos –, où se côtoient histoire personnelle, illustrations concrètes, références culturelles, amour des mots et remises en question non consensuelles.
ÊTRE CRITIQUE SUR LA CRITIQUE
Si le premier chapitre, une définition par métaphores tantôt évidentes tantôt intrigantes de l’acte du traduire, semblera peut-être poussif à ceux et celles qui, comme moi, pratiquent la traduction, les deux chapitres suivants gagnent en profondeur critique, nous conviant dans l’univers de la traductologie puis dans celui du paysage éditorial.
Ses exemples, toujours d’une grande actualité, colorent avec force le propos : on s’y sent en terrain connu même pour des novices. Personne n’aura échappé en effet à la controverse autour du poème d’Amanda Gorman1, sujet qu’elle aborde avec finesse en fin de récit, lequel, rien que pour cela, vaut le détour.
Alors oui, certaines preuves à son argumentaire sont extrêmes – celle, par exemple, de cet étudiant ayant prétendu dans un article isolé2 qu’un poème se traduisait mieux sans connaissance aucune de la langue source – mais toujours très précises, elles permettent d’entrer dans des questionnements originaux sur des sujets maintes fois explorés.
DU POÉTIQUE AU POLITIQUE
D’autres preuves seraient d’ailleurs – à explorer. « Les blueberries sont des fruits qui se traduisent mal », nous dit-elle. Mais pourquoi les blueberries plutôt que le bread, comme l’évoque autrement le traducteur Brice Matthieussent3? Moi qui traduis en France, je traduirais par myrtilles. Lori Saint-Martin, qui traduit au Québec-Canada, le rendrait par bleuets. Un vrai dilemme quand on est édité conjointement dans les deux pays.
L’autrice soulève ainsi la question incontournable des rapports de force sociopolitiques qui sous-tendent le milieu, en prenant cet angle très intéressant et peu étudié de la coédition transatlantique, entre la France et le Québec.
NOUS SECOUER UN PEU PLUS
Ils ne sont finalement pas pléthore, les ouvrages qui parlent de la traduction (littéraire) de manière concrète, accessible au grand public; on pense ici à Barbara Cassin, à Umberto Eco, bien sûr, ou au plus récent ouvrage de Nicolas Richard.
Avec Un bien nécessaire : éloge de la traduction littéraire, Lori Saint-Martin vient à son tour secouer nos idées reçues pour mieux nous faire goûter la valeur de la traduction littéraire, dans toutes ses nuances : « À son meilleur – et on peut encore l’améliorer –, [la traduction] est la diversité même, le monde, des mondes, à portée de main ».
1. Odile Tremblay, « Qui peut traduire Amanda Gorman? », Le Devoir, 11 mars 2021, www.ledevoir.com/opinion/chroniques/596688/qui-peut-traduire-amanda-gorman
2. Konstantinos Doxiadis, « How easy is translation when you don’t speak the language? », Varsity, 22 juin 2021, www.varsity.co.uk/arts/17761
3. Brice Matthieussent, « Tout texte est intraduisible, mais il faut quand même tout traduire! », Les chemins de la philosophie, 30 avril 2021, www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/cours-particulier-5-80-brice-matthieussent-tout-texte-est-intraduisible-mais-il-faut-quand-meme-tout-traduire-3004757
Lori Saint-Martin, Un bien nécessaire : éloge de la traduction littéraire, Boréal, 2022.