Le blogue du rédac

Le virus et la proie

Par Pierre Lefebvre le 2022/08
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Le blogue du rédac

Le virus et la proie

Par Pierre Lefebvre le 2022/08

Signé par l’ancien rédacteur en chef de la revue Liberté, ce texte cerne la colère et le sentiment d’impuissance qui rongent nombre de contemporain·es. Un homme sans pouvoir écrit une lettre à un anonyme monsieur qui en possède beaucoup. De cette impossible rencontre émerge un féroce réquisitoire contre la violence de l’ordre établi et l’inégalité des forces qui en découle.

Extrait du livre – Le virus et la proie (Pierre Lefebvre, Écosociété, 2022)

Monsieur,

Vous ne lirez pas cette lettre. C’est de ma faute. Je n’ai pas assez d’imagination ou de force ou de je ne sais pas quoi pour me faire entendre de vous. J’ai beau m’époumoner, marmonner, chuinter, crier, braire, le résultat est le même: dérisoire. La distance qui se trouve là, entre nous deux, je ne sais pas comment la traverser, ni non plus la réduire. J’aimerais pouvoir l’user, m’installer dans la longueur du temps et, à force de patience, comme le fait l’eau avec la roche, la rendre friable jusqu’à l’amener, un moment donné, à péter tout d’un coup, mais ça non plus, je ne suis pas capable de le faire.

Je ne vous écris pas une lettre, monsieur, je vous fais un aveu d’impuissance.

Même quand je me tais, vous ne m’entendez pas. Mon silence, vous n’en percevez ni la couleur, ni la texture, ni le sens. Que je vous parle ou non, que je sois là ou non, c’est pour vous du pareil au même, c’est à peine si je suis un bruit blanc, un fantôme.

Mon incapacité à me faire entendre de vous est sans fond. Elle n’a pas de début, ni non plus de milieu ou de fin. On dirait un océan qui recouvrirait l’entièreté de la Terre, une étendue de vagues sans rivages, ni d’un bord ni de l’autre. Ça ne ressemble à rien. Mon incapacité à me faire entendre de vous n’a pas d’égal, monsieur, même si ce n’est pas tout à fait juste; son égal, son miroir, c’est votre incapacité à m’entendre. C’est pourquoi il serait peut-être concevable d’espérer malgré tout une rencontre entre nous deux, si ce n’est un échange. Comme si, plus ou moins secrètement, il y avait, en passant par ce versant-là des choses, de la solidarité, ou en tout cas de la connivence. Je ne vous atteins pas, vous ne me percevez pas, mais nos impuissances respectives s’accompagnent comme le chien, le maître, l’enfant, la mère, les nuages, la pluie. Pour le dire d’une autre manière, nos mains, nos grammaires ne se rencontrent pas, mais leurs ombres s’entremêlent et n’en forment qu’une seule. Mais de l’ombre au corps, du couinement au mot, comment on le fait, le chemin?

Pour y arriver, le plus simple, le plus dangereux surtout, serait de devenir comme vous. Une fois devenu le même, le pareil, le double, il me serait, je pense, donné, permis plutôt, autorisé, d’avancer comme rien dans votre champ de vision ou même en fait d’y être déjà, comme par magie, visible, écoutable, comprenable, acceptable, décent. Je n’aurais même pas à la compléter, la métamorphose, pour en arriver là. Vouloir devenir comme vous suffirait. Même échouer dans ce vouloir-là suffirait. À défaut de me reconnaître, vous reconnaîtriez le désir. Après, qu’il s’accomplisse ou pas, et dans quelle mesure, ça ne changerait pas grand-chose.

Mais devenir comme vous, assoiffé, affamé de je ne sais pas trop quelle reconnaissance, quel statut, quelle possession de soi-même ou du monde ou des deux, je ne le peux pas. Ce qui est exigé du corps pour en arriver là, je ne suis pas capable de le donner. Et le saurais-je que je ne le voudrais pas. En tout cas, j’ose l’espérer. J’ose l’espérer parce que j’ai passé le gros de ma vie, tantôt de façon volontaire, tantôt de façon involontaire – souvent involontaire, en fait, je n’aime pas la volonté, monsieur, rien ne me semble plus triste, plus mortifère… J’ai perdu le fil, je reprends ma phrase: j’ai passé le gros de ma vie à ne pas devenir comme vous. L’existence, toute une vie, ça peut souvent être juste bête à pleurer.

C’est pour ça qu’une campagne électorale serait probablement le seul contexte qui me permettrait de devenir à vos yeux, de façon fugitive et surtout caricaturale, un interlocuteur. Là, oui, il pourrait m’être permis d’aller à vos devants pour échanger une poignée de main, deux, trois mots, une phrase. Avec un peu de chance, j’aurais droit non pas à une conversation, je sais rester raisonnable, mais à quelque chose de l’ordre de la jasette, une affaire d’une minute ou deux, à la limite quatre, cinq si jamais une équipe de TV, là pour filmer votre annonce du jour, braquait au bon moment sa caméra sur nous deux. Pris au piège, la crainte de mal paraître vous empêcherait, à tout le moins j’ose l’espérer, de mettre un terme trop abrupt à l’échange. En dehors de ce cadre-là, c’est simple, mon statut social ne m’autorise pas à me trouver face à face, corps à corps, avec vous. Il n’existe en effet nul endroit où je pourrais me tenir devant vous ou bien encore à vos côtés sans être constamment accablé par l’inégalité de nos forces. Aucun lieu, au final, qui ne soit pas à mon détriment.

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