
Lorsque nous évoquons la question de l’environnement dans les médias populaires, nous parlons surtout du réchauffement climatique. Cet élément n’est qu’un symptôme visible de la maladie chronique qui ronge la planète depuis plusieurs décennies. Le constat est qu’en 40 ans, nous avons fait disparaitre 60% des espèces vertébrées sauvages1, exploité une grande partie des ressources naturelles et humaines afin d’enrichir une petite, très infime partie de la population mondiale. Lorsque 2000 personnes gagnent plus que la moitié la plus pauvre de la planète, on constate que le problème va au-delà du réchauffement climatique. Ce réchauffement n’est que le résultat d’un système social destructeur qui, tant qu’il sera en place, continuera de détruire le vivant et tous les espaces de vie habitables sur la planète, et cela, uniquement qu’à des fins mercantiles. Face à ces constats toujours plus alarmants les uns que les autres, que peut faire le ou la professeure concernant cette réalité ? Selon moi, les enseignant.es jouent un rôle plus que déterminant dans cette lutte.
Je suis professeure de philosophie. Mon champ d’expertise est de réfléchir sur l’humain et ses actions. C’est donc sur ces caractéristiques que je me penche lorsque je réfléchis à la crise climatique. En tant qu’intellectuelle, je considère que la pensée est un des enjeux les plus importants. Il faut prendre conscience que cette crise climatique est, avant tout le résultat de notre vision du réel, un monde que nous pouvons altérer, exploiter, utiliser à des fins de « progrès ». Or, ne penser le progrès qu’en termes de confort économique, sans prendre en considération les limites de la planète, est une contradiction logique ne menant qu’à une impasse. L’humain est un être complexe. Une de ses principales singularités est sa capacité d’inventer du sens à travers ses représentations symboliques. Ces symboles qui donnent du sens, construisent notre conscience de « la réalité ». En philosophie, nous parlons de « rationalité » comme étant la pierre angulaire du savoir humain. Cependant, nous avons peine à voir que cette « rationalité » est toujours fragmentaire et inévitablement reliée à un but institué par l’imaginaire social. La rationalité capitaliste est un type de raison instrumental qui a un but bien précis : celui de dominer le vivant à des fins mercantiles. Les inégalités économiques le montrent clairement ; l’homme le plus riche sur terre possède plus d’argent que certains petits pays2. Cette volonté de dominer est partout, tout le temps chez l’humain depuis des lustres. Cependant, le capitalisme permet de donner, à ses acteurs principaux, un pouvoir de domination qui était inconnu jusqu’à maintenant. Par la création de techniques et d’outils incroyablement puissants, l’humain a désormais la capacité d’asservir la nature et la majeure partie de la population mondiale.
Ainsi, le rôle de l’éducation par l’entremise des enseignantes et enseignants est plus que central dans la lutte aux changements climatiques. Il y a deux dimensions essentielles dans tout type d’enseignement : la pensée et l’agir. Premièrement, il est important de permettre aux étudiant.es de comprendre le monde et de le penser par eux-mêmes, de changer le discours dominant qui leur est imposé. Cela veut dire essentiellement, comme Nietzsche le prônait, inventer de nouveaux paradigmes, de nouvelles valeurs et surtout, donner un sens à la vie en elle-même et non plus la considérer comme un moyen d’arriver à ses fins. Ceci devra être fait en se réappropriant les termes, les concepts, et leurs significations. Non pas en termes technocratiques, mais en termes de réappropriation de notre humanité. Faire comprendre aux étudiant.es qu’un humain signifie avoir des besoins essentiels pour « survivre » en tant qu’être biologique (avoir un environnement sain, un toit sur la tête, à manger, avoir un minimum de confort physique, mais aussi psychologique, avoir des liens sociaux, etc.). Les amener à utiliser la raison pour penser par eux-mêmes leur permettra de se représenter le monde tel qu’il est et donc d’imaginer ce qu’il « pourrait » être. De leur faire comprendre que la raison instrumentalisée dans notre société n’est plus « rationnelle », mais bien dogmatique, car elle est en totale contradiction entre nos besoins et nos désirs, entre nos paroles et nos actions. Leur permettre de démêler leur pensée et de les aider à se représenter ce monde tel qu’il est, c’est un des buts essentiels de l’enseignant.e, peu importe la matière dans laquelle nous sommes.
Deuxièmement, les amener à trouver des manières de se mobiliser, d’entreprendre de collaborer. L’agir est essentiel dans la réappropriation de la pensée. L’enseignant.e doit donner des outils aux étudiant.es pour les aider à trouver un autre sens que celui qui nous est imposé. Il faudra permettre un espace où ces étudiant.es pourront non seulement s’exprimer sur les réalités de ces enjeux qui les concernent directement, mais également leur permettre de créer, leur offrir la capacité de se mobiliser et d’agir concrètement, de réinventer de nouvelles façons de se révolter contre ce qu’ils ou qu’elles considèrent injuste. L’enseignant.e se doit de remettre en question les discours manichéens émis par les discours dominants. Réinventer une individualité solide au sein d’une collectivité forte, remplacer nos modèles basés sur des comportements narcissiques et égocentriques par de nouveaux modèles d’agir solidaires et inclusifs, mettre l’accent sur l’empathie plutôt que sur l’écrasement de l’autre, créer l’entraide au détriment de la compétition sauvage du plus fort sur le plus faible. Leur permettre d’acquérir des outils intellectuels pour repenser cette collectivité non comme un obstacle à l’individualisme, mais comme une arme pour un meilleur monde. Aider les étudiant.es à penser et agir autrement. Pour ce faire, nous devons avant tout les respecter, ne pas les percevoir comme des enfants ou des client.es, mais comme des citoyen.nes capables d’agir sur ce monde; voilà le rôle de l’enseignant.e devant la crise climatique.
[1] Voir la conférence d’Aurelien Barrau « On a déjà transformé notre planète en enfer », dialogue avec les étudiants en HEC, lien youtube : https://www.youtube.com/watch?v=o2O_I_Nf3vM&t=309s&ab_channel=HECParis
[2] Voir les nombreuses études d’Oxfam sur les inégalités économiques mondiales, entre autres cet article sorti en janvier 2022 sur la pandémie et ses impacts sur les dix hommes les plus riches de la planète : https://oxfam.qc.ca/pandemie-inegalites-richesse/#:~:text=Celle%2Dci%20est%20pass%C3%A9e%20de,Forum%20%C3%A9conomique%20mondial%20(WEF).