
Les éoliennes sont devenues une composante du paysage du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Le Mouton Noir propose une série de quatre articles sur le développement éolien dans l’Est-du-Québec. Première partie : les retombées des parcs éoliens sont précieuses pour les municipalités, mais sont-elles à la hauteur de ce qu’on pourrait espérer?
Voilà déjà 15 ans que d’immenses moulins à vent tournent dans le parc éolien de Baie-des-Sables, l’un des plus anciens du Québec. Grâce à celui-ci, « Baie-des-Sables est une municipalité en santé », s’enorgueillit le maire Denis Santerre.
Chaque année, les éoliennes rapportent 125 000 $ à ce village de 600 habitants. 25 000 $ sont destinés aux organismes communautaires, et 100 000 $ vont directement dans les coffres de la municipalité. De quoi s’offrir des équipements adéquats et contenir la taxation des citoyens, explique M. Santerre.
Lorsque l’aventure a débuté, la compagnie Cartier Énergie (rachetée depuis par Innergex) a discuté avec la municipalité et les propriétaires fonciers. « La négociation a été dure, on était dans les premiers à négocier », se rappelle celui qui n’était alors pas encore maire. Pense-t-il que Baie-des-Sables aurait pu mieux tirer son épingle du jeu? « C’est sûr que si on pouvait reculer, on essaierait d’avoir plus, mais Cartier Énergie avait le choix : chez nous ou dans d’autres municipalités. Si on avait négocié trop fort, on prenait le risque de tout perdre… »
Une alliance d’un nouveau genre
Dans les années suivantes, à mesure que de nouveaux parcs éoliens hérissent l’Est-du-Québec, les élus locaux arrivent à la conclusion que les compagnies privées d’énergie tirent profit de la concurrence entre municipalités. Pour y remédier, ils créent en 2014 l’Alliance éolienne de l’Est, un modèle très original : il s’agit en fait d’un chapeau sans existence légale sous lequel se réunissent les deux Régies intermunicipales de l’énergie du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie.
« Au lieu de se faire compétition entre entités publiques, on a décidé de mettre nos compétences en commun, et de demander aux promoteurs privés intéressés de faire affaire avec les régies. C’est eux qui sont en compétition », détaille Michel Lagacé, président de la Régie intermunicipale de l’énergie du Bas-Saint-Laurent.
En d’autres termes, les promoteurs privés font des propositions de nouveaux parcs éoliens à l’Alliance de l’Est, qui sont ensuite acheminées à Hydro-Québec lorsque la société d’État lance des appels d’offres. Si des projets sont retenus, toutes les municipalités de l’Est-du-Québec s’en portent garantes et participent à la mise de fonds. On construit donc les parcs là où le vent est le plus propice, et non dans la municipalité qui a accepté de recevoir le moins de redevances…
Deux parcs ont ainsi été construits suite à l’appel d’offres de 300 mégawatts (MW) réservé à l’Est-du-Québec de 2014 : avec ses 224 MW, « Nicolas-Riou est le plus grand parc éolien à partenariat égalitaire (50 % public-50 % privé) au Canada », lance Michel Lagacé, pas peu fier. Roncevaux (75 MW) est également une copropriété. Les partenaires privés sont dans un cas EDF EN Canada, dans l’autre Boralex.
Des parcs bien acceptés et qui rapportent
La Gaspésie est propriétaire de 17 % des deux parcs, et le Bas-Saint-Laurent de 33 %. Ce dernier en a tiré des bénéfices de 9 millions $ en 2020, dont chaque MRC a reçu 11,25 % (10 % sont transférés aux municipalités et 1,25 % au Collectif régional de développement), et la Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk 10 %.
Concrètement, un village comme Baie-des-Sables reçoit « 20 à 25 000 $ par année, dépendant des vents », selon le maire Santerre. Soit à peine six fois moins que pour son parc éolien, pour des installations qui sont à plus de 100 kilomètres de là!
Le fait que l’Alliance de l’Est fasse ses parcs sur des terres publiques permet d’éloigner le syndrome « pas dans ma cour ». Mais ce n’est pas tout : « Puisque les élus locaux se sont fédérés et portent ces projets, cela résout énormément de problèmes au niveau de l’acceptabilité sociale », analyse le professeur Jean-Louis Chaumel, membre du Laboratoire de recherche en énergie éolienne de l’UQAR, qui rappelle que l’opposition citoyenne a retardé nombre de projets éoliens au Québec.
M. Chaumel met toutefois en garde les élus : l’acceptabilité sociale sera toujours une chose fragile, surtout dans des communautés qui continuent de se dévitaliser malgré les grandes hélices qui s’y sont dressées. « Il faut que les citoyens voient de leurs yeux les véritables retombées des projets éoliens, en quoi ça aide leurs enfants ou leur service de transport collectif. » En la matière, l’Alliance de l’Est, qui n’a même pas de site web, a certainement des progrès à faire…
Un congé de taxes qui dérange
Le développement éolien de l’Est-du-Québec laisse un goût amer à l’ancien directeur de la Coopérative de développement régional du Bas-Saint-Laurent, Martin Gagnon. Selon lui, en se transformant en promoteurs de projets éoliens, les élus se sont désintéressés d’un autre dossier potentiellement bien plus juteux : celui des taxes foncières.
En effet, au Québec, les compagnies qui produisent de l’énergie sont exemptées de payer ces taxes. Une décision qui date de la construction des grands barrages : Hydro-Québec aurait alors dû payer une fortune, et Radisson serait devenu plus riche que Montréal… « La nationalisation de l’électricité venait de se faire, on ne pouvait pas anticiper que 30 ans plus tard, autant de sociétés privées se développeraient pour produire de l’électricité », explique M. Gagnon.
En Ontario, les turbines éoliennes sont évaluées au taux de 40 000 $ par mégawatt installé, et des taxes foncières sont calculées sur cette somme. Ainsi, le parc de Erie Shores (66 éoliennes, 99 MW) paie 275 000 $ de taxes foncières chaque année. Les municipalités québécoises qui hébergent des parcs éoliens ont donc renoncé à des millions de dollars depuis 15 ans.
Martin Gagnon pense que le combat pour faire changer la loi vaut la peine d’être mené. « C’est un principe d’équité fiscale : je paie ma taxe foncière, le garagiste du coin paie la sienne… Pourquoi ces compagnies qui font des millions par année ne paieraient pas une cenne? », questionne-t-il.
Le contenu local, l’autre promesse
Le garagiste dont parle M. Gagnon bénéficie au moins des retombées durant la construction des parcs. Pour les maximiser, des clauses ont été incluses dans les contrats liant Hydro-Québec aux fournisseurs d’électricité. Par exemple, dans le cas du parc Nicolas-Riou, le contenu québécois (c’est-à-dire l’argent dépensé dans l’économie provinciale) doit représenter 61 % des coûts globaux du parc. Et 45 % des dépenses liées à la fabrication des éoliennes doivent avoir été faites dans la région.
« On a été très vigilants là-dessus, je n’ai aucun doute qu’on va rencontrer les objectifs du contrat », commente Michel Lagacé qui se souvient qu’il n’y avait plus de logement à louer dans les municipalités proches du parc Nicolas-Riou durant sa construction, et que les restaurants étaient pleins à craquer.
Il revient à Hydro-Québec de faire les vérifications, à partir des factures fournies par les promoteurs. Inauguré en 2012 dans la MRC d’Avignon, le parc éolien Le Plateau est l’objet d’une poursuite d’Hydro-Québec pour cette raison.
Selon le porte-parole de la société d’État, Cendrix Bouchard, il s’agit du seul cas dans l’Est-du-Québec. Reste que beaucoup d’argent est en jeu : d’après nos calculs, un simple point de pourcentage d’écart par rapport aux 60 % de contenu québécois prévus dans le contrat causerait une pénalité de 554 400 $ au propriétaire du parc. Pour le contenu régional (qui doit être de 51% du coût des éoliennes), la pénalité est de 277 200 $ par point d’écart.
La somme potentiellement récoltée par Hydro-Québec dans ce litige sera considérée comme « une baisse des coûts d’approvisionnement » qui se répercutera sur les tarifs payés par l’ensemble des Québécois, explique Cendrix Bouchard… ce qui fait soupirer Martin Gagnon : « Ça devrait être l’État qui récupère cet argent pour le remettre dans le développement économique local ». Si les éoliennes font assurément le bonheur de l’Est, le sac des retombées économiques est peut-être percé à plus d’un endroit…