Langue maternelle. Langue de bois. Langue de vipère. Langue dans le vinaigre. Langue dans la poche. Langue seconde. Langue étrangère. Langue bien pendue. Langue morte. Mauvaise langue. Langue verte. Langue fourchue. Langue au chat. Langue vernaculaire, savante, recherchée. Niveau de langue. Langue d’oïl, langue d’oc (langue Doc). Tirer la langue. Se mordre la langue. Tourner la langue sept fois.
La langue, vaisseau amiral de la pensée avec sa cargaison de mots, de phonèmes, d’expressions, de tournures, d’entourloupettes lexicales, de circonvolutions, de nuances, calembours et calembredaines, contrepèteries, barbarismes, allitérations, archaïsmes, digressions, ellipses, euphémismes, néologismes. Langue porteuse de sombres vérités, de mots doux, de secrets d’alcôve, de secrets d’État, apte à traduire tous les états d’âme, toutes les subtilités de l’émotion humaine, de la joie à la détresse, de l’angoisse à l’allégresse, de la colère au paisible bonheur d’exister, du tremblement de la chair au contact d’autrui à l’épiderme hérissé par la haine et le mensonge.
Idiome. Jargon. Gauloiseries. Joual. Argot. Charabia. Sabir. Dialecte. Espéranto. Volapük. Langage de mon père et patois dix-septième. Qu’on dise moi ou moé, toi ou toé, on finit par se comprendre ici en cette Terre Québec parce que sans être de mêmes souches, nos racines se croisent quelque part dans le terreau des mots, nos identités vont puiser dans cette source vive qui s’est elle-même abreuvée à tant de courants, tant de filons, tant de galeries souterraines, des premières langues indo-européennes au latin en passant par le grec, avec plein d’emprunts lorsque nos propres mots ne parviennent pas à circonscrire un nouveau pan de la réalité ou que cette formulation venue d’ailleurs s’avère plus juste, plus précise, plus « économique ». Car les parlers comme les peuples se fécondent mutuellement, apportent de l’eau au moulin du voisin, voyagent d’une bouche à l’autre comme le pollen porté par le vent venu féconder les pages du petit Larousse. Et le vocabulaire grossit comme une femme enceinte à perpétuité, si bien que les dictionnaires n’en peuvent plus de multiplier les entrées de telle sorte qu’il faut chaque année épurer, élaguer, expulser ces expressions qui n’ont plus cours, soit que l’usage ait changé, soit que tel ou tel outil, tel ou tel métier aient disparu, car là aussi, même là, dans le lit des mots, l’économie impose sa loi. Et c’est ainsi qu’au gré des modes, au gré des nouvelles locutions qui font leur nid chaque printemps, au rythme de la contamination venue de langues étrangères, au fil des découvertes scientifiques de l’heure, pour faire place aux petits nouveaux, il faut expurger ce lexique ancien, démodé, qui n’a plus cours, et qui pourtant regorgeait de signifiants chargés d’histoire avec leurs reliquats de vies anciennes, vestiges de pratiques disparues, des corps de métier entiers ainsi effacés de la mémoire humaine, et tous ces fantômes qui parvenaient encore à s’imposer malgré leur désuétude mais qui croupiront désormais dans les méandres de l’oubli. Un cimetière de mots morts, et plus aucune pierre tombale pour signaler leur éphémère existence.
Et en ces temps où chacun s’isole parce que la plus infime gouttelette, le plus insignifiant contact peut nous mener en droite ligne sous une tente à oxygène, de nouveaux vocables se sont subtilement insinués dans notre quotidien, des termes jadis inconnus ou inusités sont venus pimenter l’effroi de nos jours. Ils pourraient même recéler une charge poétique, s’ils n’étaient si lourds de sens et de conséquences, ces nouveaux arrivants qui portent le nom écouvillon, présentiel ou variant. On les entend sonner dans toutes les bouches, mais, malheureusement, c’est le glas qu’ils sonnent, le glas de nos libertés, le glas de la franche camaraderie et de l’amitié, quand ce n’est pas carrément un tocsin annonçant la mort d’un ou l’autre de nos contemporains qui résonne.
Tout aussi insidieuse bien que potentiellement moins létale, une autre contagion nous menace cependant. Certes, les langues s’enrichissent au contact des autres idiomes, mais le danger devient menaçant lorsque l’intruse peu à peu s’insinue dans la peau de l’autre, usurpe son squelette, son système nerveux, cannibalise l’hôte pour s’emparer de son essence même. Le baiser consenti se transforme alors en un dégoulinant french kiss non désiré et non souhaitable. Ma langue contre la tienne. Le baiser de la mort?