
Avec la sortie de Rabaskabarnak, un roman d’anticipation qui plonge ses racines dans le folklore québécois, on se trouve devant un univers hybride, c’est-à-dire écartelé entre l’imaginaire tiré par les traditions et la projection d’un futur anticipé à 300 ans d’écart avec aujourd’hui, à la suite d’une guerre nucléaire dévastant presque toute civilisation. Le récit met en scène entre autres personnages Marie-Josephte Corriveau, mieux connue sous le nom de La Corriveau, Rose Latulippe et son improbable fille Ève, les bûcherons déserteurs de la chasse-galerie et, enfin, Pit Caribou, une figure connue des Belles histoires des pays d’en haut. L’irrésistible fougue narrative de Rabaskabarnak offre le retour insoupçonné du folklore à l’heure où tout se déglingue autour de nous.
Éric St-Pierre reconnaît lui-même avoir baigné dans l’imaginaire coloré des contes traditionnels pendant son enfance passée au Bas-Saint-Laurent – à Rimouski, l’épicentre du « pays des légendes » s’il en est un – avant de devenir éditeur et écrivain à Montréal. Dans Comment écrire Comment écrire un best-seller (2017), son premier roman, il prenait les habits de Rick Stone, auteur célébrissime qui prodiguait à sa nièce, en pièces détachées, la recette des succès internationaux en librairie. On pourrait facilement dire que St-Pierre s’invente et invente à la fois. L’auteur bouscule plusieurs conventions sans tapage, mais avec talent, et prend plaisir à déstabiliser quiconque s’aventure dans sa fabrique de mots.
D’entrée de jeu, on doit prendre la mesure de sa capacité à écrire : il s’exprime dans Rabaskabarnak sur deux modes très différents, voire antinomiques. D’une main, sous l’égide du narrateur, la langue littéraire utilisée est ciselée comme un ouvrage de fine dentelle. De l’autre main, il fait cohabiter un langage naturel à souhait où les mots sortent de la bouche de ses personnages comme des pétarades de sacres formant des phrases à peine compréhensibles, mais qui sont des bijoux de vulgarité fraîchement chauffés à l’atelier de forge. Ce qui donne au final un mélange parfaitement néobaroque puisque les lignes couchées sur papier d’une manière hautement classique côtoient un langage ordurier qui a la qualité du parler-vrai tout en étant porté par une musicalité d’une beauté crue. L’oral et l’écrit se font écho à travers une histoire improbable qui traduit, en quelque sorte, l’absurde de nos vies et la déchéance qui veille à nos portes. Le délire qui habite ce monde n’est jamais très loin du nôtre, et ce, malgré nos résistances qui nous rendent aveugles devant un destin qui annonce sans cesse sa fin.
St-Pierre met en scène une véritable guerre des sexes, celle où les hommes et les femmes vivent sur des territoires séparés tout en nourrissant une haine pour le genre opposé. Dans un tel contexte, la reproduction de l’espèce devient un problème de premier plan. Les fins d’une descendance obligent : l’on s’adonne à la pratique du rapt de l’autre sexe. Les « plottes et les battes » s’épient et se détestent comme chiens et chats. Ce fond de scène exacerbe les tensions plus qu’ancestrales entre les genres, exposés ici comme des extrêmes opposés. Le féminin et le masculin ne sont pas faits pour s’entendre, ces figures archétypales conjuguent avec la vie très différemment. Dans ce bordel inqualifiable, il n’empêche qu’on trouve des clans moins radicaux qui laissent subtilement entrevoir l’espoir d’une réconciliation. Dans ce chassé-croisé des genres polarisés, un sourd combat pour aplanir les tensions est mené par la nouvelle génération qu’incarnent Ève et Zac et qu’ils viendront peut-être gagner.
Dans ce roman futuro-folklorique, des mondes à des siècles de distance maintiennent encore un dialogue. Un dialogue de sourds s’entend, mais non sans lien. Comme si le naturel, l’état brut des choses, est plus durable que toutes les constructions chimériques qui tiennent lieu d’institutions inébranlables. L’auteur semble savourer cette victoire, et nous avec lui. En effet, l’archaïque semble avoir plus d’éternité que les prouesses technoculturelles les plus sophistiquées. Ici, la société d’antan affronte la postmodernité en lui crachant au visage pour lui rappeler combien son pied est d’argile. On pourrait souhaiter qu’un cinéaste inspiré s’empare de ce récit pour illustrer un passé lointain et un futur anticipé, parce que le présent n’a pas le pouvoir d’effacer le passé du futur. Un autre dirait : « Plus ça change, plus c’est pareil. »