
Au moins, il reste les dépanneurs qui peuplent encore le Vieux-Rosemont, cet amas d’avenues situé quelque part entre Les belles-sœurs de Michel Tremblay et les blocs à condos gris-brun.
— Sébastien Ste-Croix Dubé
J’écoute souvent Kate Tempest durant ces temps étranges de confinement, surtout People’s Faces. Elle me rappelle qu’un des plus grands plaisirs qu’on éprouve en sortant dehors, en temps normal, c’est de voir le visage des gens. Les rues animées de mille et une histoires, de mille et un visages sont une délivrance. Observer les démarches, les postures, écouter les conversations, croiser des gens de tout âge et de toute provenance… Ce foisonnement du monde donne l’impression d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi. Entendre des voix aux tons et aux propos divers, c’est tellement stimulant.
Parlant de stimulation, la lecture des Rosemonteries de Sébastien Ste-Croix Dubé permet de vivre une de ces petites aventures urbaines… à distance. C’est fou comme on respire en entrant dans ce récit! On plonge dans les rues pleines de monde d’un 24 juin comme dans une eau fraîche. Adam Beauchemin, après avoir travaillé sans relâche pendant 65 jours, puis s’être fait laisser par sa blonde Anaïs, désire une seule chose : boire de la bière toute la journée en lisant Dostoïevski dans son hamac bercé par le vent. Mais ce beau projet devra attendre. Comme un chevalier en quête d’un Graal, le brasseur moraliste doit d’abord trouver une pièce rare de machine à glycol pour sauver des milliers de litres de bière de MaBrasserie, la coop brassicole où il travaille. Durant vingt-quatre heures, il erre dans la chaleur de l’été, de la rue Holt à la promenade Masson, en passant par les parcs, les ruelles fleuries, Dandurand, Pie-IX, et jusqu’au Mile-End pour trouver ladite pièce. Vous l’aurez deviné, cette quête est un prétexte à déambuler dans la ville.
En ouvrant le petit roman, on s’embarque pour un tour de montagnes russes à travers les rues de Rosemont. On croise toute la faune des assoiffés d’azur, superbement peinte, par petites touches précises : un vieux couple tenancier de dépanneur, un éventreur de télé chauve, Richard, l’aveugle du quartier, un grand Noir avec un chapeau haut de forme et une redingote, un couple d’Inuits, une chanteuse, un sculpteur… Un monde émerge, celui du dehors, bien concret. Le monde imaginaire n’est pas en reste non plus. Les situationnistes sont passés par là. Le graffiti Ne travaillez jamais et l’expression « le faux est une représentation déguisée du vrai » sonnent un peu comme La société du spectacle de Guy Debord. D’ailleurs, les nombreuses critiques de l’urbanisme qui émaillent le texte rappellent les idées de ce groupe avant-gardiste. Quoi de plus inspirant pour dériver durant la fête de la Saint-Jean-Baptiste?
Cette novella est une invitation au voyage! Par la marche, par la bière, par les microdoses de LSD, on avance sous un ciel tendre, gonflé de soleil, puis bleu foncé, puis noir mais illuminé de guirlandes, et enfin des arcs-en-ciel psychédéliques, parce que ça va ben aller, parce que l’acide kick in, parce que la poésie réside d’abord dans la façon de voir le monde.
Adeptes de récits de déambulations, il faudra remercier Sébastien Ste-Croix Dubé d’avoir mis sur papier une dérive aussi… spectaculaire.