
Le roman de Paul Kawczak entre les mains, je me pris à penser : enfin une « fiction fictionnaire » qui détonne dans les écritures de soi qui semblent se décliner à tous les genres dans le paysage littéraire québécois contemporain. Question de goût, il va sans dire, mais n’empêche, l’imaginaire d’un monde hors de soi semble être un champ délaissé par les écrivains et les écrivaines. Paul Kawczak, avec son livre, Ténèbre, fait figure d’exception. Jugez par vous-même : Pierre Cleas, le personnage principal du roman, se voit confier par son Roi — celui des Belges — la délicate mission d’aller tracer la frontière nord du Congo. Nous sommes en 1890 dans une Afrique disputée par les grandes puissances européennes. Ledit géomètre aura pour mission de faire descendre sur ses terres sauvages le tracé des étoiles qui apportera le progrès, de gré ou de force, à ceux qui sont réduits, le plus souvent, à des négrillons. L’expédition ne se fera pas sans péripéties, qui mettront sur la route de Paul Cleas un bourreau chinois —, capable de dépecer intégralement un homme en le gardant conscient — un capitaine de bateau danois, un personnage bantou fort bien dessiné et un Flamand éperdu d’amour. Ajoutons le voyage sur le fleuve Congo qui entre, telle une veine à ciel ouvert, dans un continent présenté comme le cœur noir du monde.
L’auteur écrit en prologue : « L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines de la colonisation. Celle-ci revient à leurs survivants. L’histoire qui suit est celle d’un suicide blanc dans un monde sans Christ; celle d’un jeune homme oublié dans un labyrinthe de haine et d’aveuglement : l’histoire du démantèlement et de la mutilation de Pierre Claes. » Voilà qui plante le décor et dévoile l’idée derrière le livre. Beau projet, donc. Fort pertinent, évidemment. Et bien écrit, qui plus est. On pense à Stéphane Audeguy et à son fabuleux La théorie des nuages. Avec, bien entendu, un certain nombre de nuances. Le roman de Kawczak n’est évidemment pas aussi abouti que celui d’Audeguy; parfois, les personnages agissent et semblent le faire « pour eux seuls »; en quelque sorte, ils ne semblent être que des pions de la fiction. L’histoire doit avancer et tant pis pour l’émotion, ou cette épaisseur existentielle qu’on aime ressentir chez des êtres de papier. En somme, j’ai souvent décroché des événements comme s’ils étaient relatés de loin. Il arrive également que la posture idéologique de l’auteur transparaisse un peu trop dans la narration. Un narrateur, surtout dans ce genre de roman, ne doit pas juger ses personnages. On peut raconter un salopard sans le traiter de salopard; mieux, pour dénoncer la saloperie, rien de tel que de la montrer pour ce qu’elle est. Malgré ces quelques remarques, ce roman est impressionnant, pas parfait, mais il y a un univers ici. Et cela est chose rare.