
Le célèbre adage anglais dit qu’en politique, « il ne faut jamais gaspiller une bonne crise ». Toute crise, grande ou petite, est profitable pour les gouvernements, s’ils sont habiles ou chanceux. Une bonne gestion peut relancer un gouvernement ou, au contraire, le couler. Au sud de la frontière, la présidence de bébé Bush a sombré, en 2005, avec sa gestion désastreuse de l’ouragan Katrina. Au Québec, on a souvent cité Lucien Bouchard et le verglas de 1998 comme l’illustration d’une crise bien gérée. Ces derniers temps, on constate un taux d’appui « soviétique » au gouvernement Legault. Même Doug Ford, malmené en Ontario, est en train de se refaire une image de bon politicien. Qui l’eût cru?
Drôle de période que la nôtre. Il y a deux mois, personne n’aurait pensé que nous allions vivre dans un régime quasi dictatorial, mais qui aurait pu dire, sans éclater de rire, que nous serions heureux de cette situation? Tout cela est absolument fascinant. La peur collective du coronavirus n’est pas sans fondement et je lève mon chapeau à tous ceux et celles qui affrontent le danger au quotidien, dans des conditions difficiles. Cela fait que nous sommes beaucoup plus à l’aise face à la mise en quarantaine de nos institutions politiques. Notre régime politique est, en temps normal, peu démocratique, mais la crise actuelle nous révèle l’essence de notre régime politique : la représentation, dans toute sa gloire et son potentiel. Dans le système, nous élisons des gens qui gouvernent des structures hypercentralisées en notre nom, sans trop rendre de comptes à la population. Et que se passe-t-il présentement? La même chose, mais en version pour adulte. Le gouvernement dirige à coup de décrets, sans passer par le Parlement, où, normalement, il doit se livrer au calvaire de la période des questions. Les oppositions sont réduites au rôle de second violon et les journalistes se font rabrouer quand les questions posées remettent en cause les décisions gouvernementales. C’est le wet dream de tout chef de gouvernement : diriger les deux mains sur le volant, avec l’appui de la population et personne pour se placer en travers de la route. Bien sûr, avec cet immense pouvoir vient aussi la lourde responsabilité de gérer la crise sanitaire et économique.
Des restrictions à nos libertés, encore impensables il y a un mois, nous apparaissent comme acceptables dans les circonstances. Mais a-t-on vraiment le choix, du moins, consciemment? On nous répète jusqu’à plus soif que nous affrontons un ennemi invisible, que nous sommes en guerre, et à la guerre comme à la guerre! On se rappelle cette célèbre citation, qui disait que la première victime de la guerre est la vérité. Et c’est un peu ça le gros problème : à qui peut-on se fier pour savoir ce qui se passe? Essentiellement, c’est l’État qui nous renseigne, qui nous dit quoi faire, qui est nos yeux et nos oreilles. On le croit, ou pas. Au Québec, mais aussi ailleurs, le gouvernement a fait le choix d’une relative transparence, avec son rituel quotidien de conférence de presse à heure fixe. Ça aide à faire avaler la pilule. D’autres gouvernements sont beaucoup plus opaques. Peut-on croire ce qui nous provient de la Chine, qui a camouflé pendant des semaines l’éclosion du virus, ou du Brésil, où le président nie les dangers de la maladie?
Jamais les gouvernements n’auront été aussi puissants. Ce sont eux qui décident, qui gèrent le système de santé, qui appuient à coût de déficits records la population. C’est cette dépendance à l’égard de l’État, notre sauveur, qui marque cette crise. Cela est à la fois quelque chose de bien, puisque ça nous rappelle que la machine étatique est là pour nous, quand ça va mal. On ne peut pas vraiment compter sur les banques et les grosses multinationales pour nous venir en aide, trop occupées à engranger les profits, car ces machines savent bien profiter de la crise.
Mais cette dépendance à l’État salvateur comporte aussi ses risques. Le pouvoir est euphorisant et nul n’est à l’abri d’un glissement durable, lent ou rapide, vers l’autoritarisme, sous le couvert de l’état d’urgence. Vous remarquerez que c’est souvent de cette manière que commence la dictature : on proclame l’état d’urgence pour un temps, pour faire face à une crise, puis cet état est prolongé, au point de devenir permanent. Il est très improbable de penser qu’au Québec ou au Canada, la crise actuelle va nous faire basculer dans des régimes dictatoriaux. D’autres n’ont pas raté leur chance de renforcer leur pouvoir personnel, comme Viktor Orban en Hongrie ou Rodrigo Duterte aux Philippines. Cela dit, les gouvernements de tout acabit, même ici, peuvent profiter de la situation pour accroître leur emprise, par une plus grande centralisation du pouvoir, des institutions publiques ou par une érosion des contre-pouvoirs. On constate, dans le domaine de la santé, les limites et les risques de ces mégastructures. Avant de trop se réjouir que le gouvernement prenne les choses en main, il ne faut pas oublier que cette tendance fonctionne, historiquement, comme un ratchet : ça serre, peu importe, de quel bord on tourne.