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« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » (La Fontaine)

Par Patricia Couture le 2020/05
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« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » (La Fontaine)

Par Patricia Couture le 2020/05

Un pâté… chinois. C’est très ironiquement mais désespérément ce que j’ai eu besoin de manger au jour 28 de notre confinement. Steak, blé d’Inde, patates, la trithérapie du mal à l’âme. J’avais déjà enfilé mon masque fait maison, mes gants de vaisselle et mes lunettes de ski quand m’a frappée le souvenir que l’ingrédient du milieu est aussi impossible à trouver en Bulgarie qu’un N95, a fortiori au magasin du petit village de montagne où j’avais, à corps et à cris, forcé ma famille à se réfugier avant que tout ne déboule. Une petite semaine, c’est tout ce que l’anxieuse hypocondriaque que je suis, qui se préparait depuis janvier, avait réussi à gagner sur l’annonce du premier cas bulgare. Qu’à cela ne tienne. Ayez toujours sous la main un vieil ami anxieux hypocondriaque, un vrai, celui qui a fait sienne cette phrase de René Char : « Agir en primitif, prévoir en stratège. » Le véritable anxieux n’a pas peur de manquer de papier de toilette, il a juste peur de mourir en laissant des enfants en bas-âge.

L’annonce, le 7 mars, du premier cas diagnostiqué ici, un des derniers pays des Balkans à être touché, a été presque reçue comme un soulagement. Les Bulgares, qui en ont vu d’autres et ont un humour à toute épreuve, y ont vu une fierté nationale, peut-être liée à cet orgueil qu’on tire encore ici du fait de voyager à l’étranger, privilège acquis en 1990 seulement. Ouf! Nous étions bien Européens! Membre le plus pauvre (et des plus corrompus) de l’UE depuis 2007, la Bulgarie, quasi aussi populeuse que le Québec sur un territoire quinze fois plus petit, partage ses frontières avec la Roumanie, la Serbie, la Macédoine, la Grèce et la Turquie.

Les mesures ont d’abord été souples, malgré la sonnette d’alarme tirée dès le premier jour par le corps médical; 1 700 médecins ont quitté le pays depuis 2015, 30 000 infirmières en dix ans. Tout de suite, le personnel de l’hôpital des maladies respiratoires de Sofia, où j’ai moi-même déjà été très bien soignée, a menacé de démissionner en bloc, suivi par plusieurs autres groupes, devant l’absence totale d’équipements de protection, de simples masques… On a annoncé 800 lits, on en a vu à la télé — l’Hôpital juif de Montréal à côté, c’est 2001, l’Odyssée de l’espace…

Le vendredi 13 mars, nous sommes passés sous la Loi des mesures d’urgence, menées par le général Moutaftchiiski, un petit monsieur aussi calme que chauve, 89 % de popularité, dans un costume de la guerre froide. Cette semaine-là, Boïko Borissov, le PM bulgare, un genre de Boris Johnson de village avec un secondaire 3, qui porte encore aujourd’hui son masque en dessous du menton en multipliant les accolades, nous a dit : « Un truc pareil, personne n’a jamais vu ça. C’est comme dans les films d’Hollywood. Personne ne peut y être préparé. On ne pourra pas sauver tout le monde. Il faut tous prier le bon Dieu. » À cet instant, bien que terrifiée jusqu’à la moelle, je l’ai aimé, cet homme du peuple avec son bon sens paysan qui me parlait cash et sans violons.

Prier d’ailleurs, les Bulgares savent faire, tellement qu’ils ont laissé leurs églises ouvertes à Pâques (« Seuls ceux dont la foi est faible seront contaminés », a décidé le grand Synode), contrairement aux Grecs et même à la toute-puissante Église russe. Ainsi, ce Jeudi saint, dans un acte de désobéissance civile de masse, formant des dizaines de kilomètres de bouchons, ils ont été des milliers à quitter Sofia pour le congé pascal, tous munis de plus ou moins faux documents justificatifs, dûment et fortement tamponnés. « Le tampon est aux pays de l’Est ce que le manche est au balai », avait un jour écrit Pierre Foglia. Le général, giflé au visage et qualifiant cet exode de « démonstrativement irrévérencieux », a ordonné le blocus total de la capitale jusqu’à nouvel ordre.

En ce dimanche de Pâques orthodoxes, nous avons donc été définitivement bloqués au village avec des hordes de touristes endimanchés, agglutinés et non masqués, venus manger de l’agneau et frencher des icônes. Impossible de retourner à Sofia chercher de l’aide médicale si besoin, et le gouvernement canadien, qui envoie chaque semaine des conseils et des plans de vol à ses ressortissants, vient de m’informer que plus aucune correspondance n’était possible entre la Bulgarie et le Canada. Des fois que j’aurais eu envie de venir dessiner des arcs-en-ciel avec vous autres. Ici, tout le monde a un proche, une connaissance ou l’ami d’un ami malade ou décédé. Ici, les semences vont bon train et les petites grand-mères autour de nous ont assuré qu’on ne manquerait de rien. Quand même, je ne voudrais pas mourir ici, dans un pays où l’on ignore jusqu’à l’existence même du blé d’Inde en crème.

L’auteure réside à Sofia en Bulgarie depuis plus de 20 ans

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