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Autre temps, autres vieux

Par Donald Dubé le 2020/01
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Autre temps, autres vieux

Par Donald Dubé le 2020/01

C’était il y a 40 ans. Emmanuel, mon grand-père maternel, m’initiait au jardinage lors des vacances estivales. J’étais passionné par l’assurance qu’il dégageait. On ne badinait pas avec cet homme. Les directives étaient claires et les gestes devaient être précis, l’approvisionnement familial en légumes en dépendait. Les enjeux étaient très importants : nourrir sa tribu et transmettre son savoir-faire. Au risque de paraître prétentieux, j’étais très bon élève. Travaillant, j’écoutais les directives et me tenais bien droit dans l’adversité, mon grand-père était exigeant! En l’absence de mes parents, j’étais l’apprenti d’un ancien. C’est à cela que s’affairaient jadis les anciens : transmettre leurs connaissances et leur savoir-faire. Que reste-t-il de cette époque? Hélas, peu de liens au profit d’une multitude de biens.

Vestiges d’une autre époque

Né en 1917, fils d’agriculteur, Emmanuel a été cuisinier dans des chantiers forestiers du nord des États-Unis. Il était d’une autre époque. Celle d’avant la Grande Guerre alors que la subsistance des familles était assurée principalement par le travail de la terre et l’exil sur les chantiers. S’il était vivant, mon grand-père aurait 103 ans. Est-il mort avec le sentiment du devoir accompli? Je ne peux l’assurer ni même prétendre que ces moments de jardinage en commun ont pu donner un sens à sa vie. Les hommes de cette époque n’étaient pas très bavards. Toutefois, l’énergie et l’enthousiasme qu’il dégageait me permettent d’entrevoir cette possibilité et ça me suffit amplement. De toute évidence, ces qualités ont marqué ma vie de gamin. Alors que j’avais à peine neuf ans, la vie de communauté qui se déployait devant mes yeux me correspondait parfaitement.

Certes, nous représentions les vestiges d’une communauté qui préexistait aux individus. Selon Charles Taylor : « Auparavant, il allait de soi que les gens étaient membres d’une communauté. Il n’était pas nécessaire de le justifier par rapport à une situation plus fondamentale. Mais désormais, la théorie prend sa source dans l’individu même. L’adhésion à une communauté comportant un pouvoir commun de décision doit dorénavant s’expliquer par le consentement préalable de l’individu1. » En y réfléchissant davantage, on comprend que cet immense jardin constituait un refuge, un univers à l’abri de l’atomisation sociale. Un lieu de résistance face à l’effritement des liens sociaux, ceux qui donnent un sens à la vie en communauté. L’enthousiasme d’Emmanuel était peut-être la résultante d’une douleur gardée secrète : celle de voir s’ériger une nouvelle société productiviste qui brisait lentement, mais invariablement les liens que nous entretenions par nécessité. Emmanuel est décédé à l’âge de 90 ans, loin de la communauté qui l’a vu naître. Sa flamme intérieure s’est éteinte dans un CHSLD en 2007.

L’atomisation de la société

La logique qui exerce aujourd’hui son emprise est celle du néolibéralisme. Pour et par le capital! C’est donc au nom d’une plus grande « liberté » que mes parents s’affairaient à ériger cette nouvelle économie de marché, ce système productiviste dans lequel nous dérivons actuellement. Pour y arriver, ils ont consenti à ce que je partage le quotidien de mes grands-parents. Les « garderies pop » étaient encore très peu nombreuses à cette époque. Ayant travaillé plus de 30 ans à produire des biens et des services, nos parents n’ont eu d’autres choix que de s’intégrer à la logique d’une pensée unique, d’un mode unique d’agir. Ce sont eux, les vieux du moment. Ont-ils le sentiment du devoir accompli? Ont-ils l’impression d’être délaissés par la société qu’ils ont eux-mêmes construite? Nous pourrions leur poser la question bien qu’en ce moment, ils voyagent, rénovent ou regardent leur téléviseur. Pourrait-il en être autrement alors que l’État, totalement soumis aux seules lois du marché, voit à ce que ses citoyens dans la force de l’âge demeurent enchaînés, liant leur sort à la santé du capital. Et pour ne rien compromettre, cet État-providence voit à l’éducation des enfants et s’efforce de prévenir les insécurités sociales (revenu minimum, maladie, vieillesse, chômage, etc.). Cette « liberté » supposément acquise n’est que chimère. En l’absence de liens forts, notre société « n’existe » pas vraiment. Dès lors, elle ne constitue qu’un réseau d’individus connectés par des droits, des obligations et des échanges de biens et de services.

Moins de biens pour plus de liens

Est-ce que je ferai partie des prochains vieux qui transmettront aux plus jeunes leur savoir-faire? Est-ce que je serai de ceux qui, accompagnés des plus jeunes, participeront activement à briser ce régime de vérité où « toujours plus » devient synonyme de toujours mieux? Selon Alain de Benoist : « La croissance économique est perçue comme à la fois naturelle et toujours souhaitable, ce qui signifie que toute forme de production mérite d’être encouragée, si nuisible ou inutile qu’elle puisse être. L’humanité vit alors à crédit sur une nature qui ne cesse de s’appauvrir et de se dégrader2. » Parions que les changements climatiques agiront très certainement comme un grand coup de fouet sur nos « sociétés ». Comme un traitement-choc qui participera à rétablir ce qui constitue l’ultime richesse de l’humanité : des liens sociaux durables. Et nous, vieillirons-nous avec le sentiment du devoir accompli?

1. Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Boréal, 2003.

2. Alain de Benoist, « Libéralisme : l’atomisation du monde », Observatoire sociopolitique, 2015.

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