
La chanteuse inuite Elisapie expliquait récemment comment, chez les Inuits, vieillir n’est pas perçu comme un malheur mais comme un statut enviable, car les vieux ont le respect et l’attention de tous en raison de leur expérience et de leur précieux savoir.
On est loin de ça ici. Pour ma part, même si, à 83 ans, je suis un des rares militants ayant participé activement à l’aventure du Québec et du monde depuis la Deuxième Guerre mondiale, à l’exode des régions, à la Révolution tranquille, au rêve de l’indépendance, au déferlement du libre-échange et du néolibéralisme, à la consécration du Canada multiculturaliste, à l’invasion des médias sociaux, à l’explosion de la crise écologique. Et même si j’ai encore toute ma tête en alerte, pas un jour ne passe sans que quelqu’un, en désaccord avec moi mais visiblement incapable de développer un raisonnement quelconque, me fasse savoir qu’il serait temps que je me retire de la circulation, comme un vieux char encombrant : Ok boomer! Je vous fais grâce de la grossièreté des termes utilisés, qui témoignent à eux seuls de l’analphabétisme intellectuel de certains XYZ.
Je conçois tout à fait que la jeune génération soit celle qui se définisse par le présent et l’avenir plus que par le passé, et que ce soit elle qui invente les nouveaux modes de vie et imagine les solutions de l’avenir. J’estime cependant qu’elle a tort de mépriser le passé, l’histoire, l’enracinement, l’appartenance. La science moderne nous apprend qu’il n’y a pas de génération spontanée et que l’évolution de la pensée comme de la vie se fait par métamorphoses, par essai-erreur. Les anciens sont là pour rappeler aux jeunes fous et aux petits génies ce qui ne peut changer, la permanence des choses, comme la nature, l’histoire, la condition humaine, la communauté.
Et dieu sait si on en a besoin, en ces temps de déconstruction, de relativisme, d’individualisme et de sublimation obsessive de la diversité, où on s’imagine un peu trop facilement qu’on peut tout refaire à son gré. La détresse à la hausse en est peut-être le prix. Je considère donc de mon devoir de faire œuvre de transmission : transmettre l’âme de ce pays qui est le nôtre, le rythme infaillible de la nature et de l’univers qui nous entoure, les droits sacrés de la raison, le respect de tous les êtres humains, le combat incessant pour la démocratie, la liberté et l’égalité de tous, la primauté du peuple, de la communauté et du bien commun, la nécessité vitale de l’appartenance.
À bien des égards, je trouve que la nouvelle génération joue avec le feu en ce qui a trait à l’identité, à la diversité, au racisme, à l’autoritarisme, à l’individualisme, à l’histoire, à la démocratie, à l’appartenance, au nationalisme. Quand je vois la légèreté, ou le mépris même, avec lequel certains jeunes traitent notre langue commune et distinctive, nos luttes passées et présentes pour résister à notre assimilation comme nation distincte, notre rêve d’indépendance nationale, je suis inquiet pour l’avenir de cette nationalité québécoise que nous avons créée si courageusement en quatre siècles, et je pense à cette phrase de Félix Leclerc : « Chaque petit peuple est un soleil, beauté de plus à l’univers, c’est grave erreur et grande horreur, que de le piquer pour qu’il meure! »
Là où je me sens d’emblée solidaire avec les jeunes, c’est sur la crise écologique, plus encore que la seule urgence climatique qui, elle, est parfois trop marquée par la peur de perdre notre confort. Certes, je ne suis pas aussi prompt que certains jeunes à croire toutes les prophéties à la lettre, à adopter sans réserve les discours apocalyptiques ou à succomber à l’incantation des slogans vertueux. Comme ancien, je me préoccupe tout autant, ou davantage, de définir des stratégies, pour prévenir le pire ou nous y préparer, qui soient à la fois réalistes, justes et démocratiques, et qui s’attaquent aux causes réelles de l’impasse où nous sommes plutôt qu’à ses symptômes. S’il y a une chose que l’expérience de 60 ans de militantisme m’a apprise, c’est bien la puissance du système dans lequel nous sommes tous captifs, qu’on le veuille ou non.
Je sais, il y a des vieux malcommodes (et je le suis parfois), comme il y a des jeunes imbéciles. Mais je n’en pense pas moins que notre époque et nos sociétés modernes souffrent d’un âgisme certain, d’un culte aveugle de la jeunesse et de l’immédiat, et ont tort de ne pas se donner la peine d’entendre ce que les vieux boomers comme moi ont à dire.