
Coopérant volontaire au Sénégal depuis maintenant sept mois avec l’Union des producteurs agricoles Développement international (UPA DI), je témoigne ici de la vie paysanne dans la région de Diourbel et de certains enjeux et défis qui touchent le monde agricole.
Au Sénégal, l’agriculture, omniprésente, est un secteur économique dynamique caractérisé par une variété de productions, des organisations nombreuses et relativement structurées et des efforts manifestes pour augmenter les revenus agricoles. Les politiques, programmes, projets, études et initiatives de toute nature ne manquent pas et l’approche agroécologique commence même à prendre une place importante. Ce qui frappe davantage l’observateur, ce sont toutefois les multiples contraintes auxquelles est confrontée la pratique agricole ainsi que les conditions d’extrême précarité vécue par les paysans. Les défis de la paysannerie sénégalaise touchent par exemple l’accès aux semences de qualité, l’appauvrissement des sols, l’érosion éolienne et hydrique, l’accaparement des terres et le développement de l’agrobusiness, la conservation et la mise en marché ou l’exode rural. Le tout sur fond de changements climatiques, de déforestation généralisée, de forte croissance démographique et de faible niveau d’éducation.
Rareté de l’eau
Concentrons-nous ici sur le problème de l’eau, un enjeu vécu au quotidien dans la zone sahélienne. Suivons Modou Kane, agro-pasteur analphabète de 52 ans, père de huit enfants, installé dans la région du Baol.
Allamdullilah! Enfin, il a plu en cette nuit du 10 août. Modou attend ce moment depuis plus d’un mois. Il se lève à l’aurore, attelle son âne au petit semoir à roulettes, attrape ses sacs de semences de mauvaise qualité achetés à gros prix et part semer ses arachides sur sa petite parcelle d’un demi-hectare. Encore cette année, la saison des pluies tarde à venir et tous redoutent une autre année de faible pluviométrie. Ici, près de Diourbel, au centre-ouest du pays, à 150 km de Dakar, il tombe maintenant environ 450 mm d’eau entre juillet et septembre, pas une seule goutte entre-temps. Quand Modou était bambin, les normales tournaient plutôt autour de 700 mm. Les cultures auront-elles le temps cette année d’arriver à maturité avant la fin des pluies? Si les arachides donnent bien, Modou pourra rembourser ses dettes et peut-être acheter un cheval ou quelques moutons. Le paysan possède aussi un autre hectare qui a été semé à sec, il y a cinq semaines, en mil surtout, et en sorgho et niébé, des cultures vivrières, celles-là, pour nourrir sa famille.
Les semis vont lever dans quelques jours et la campagne environnante, désolée depuis huit mois, se transformera en une magnifique prairie verte. Malheureusement pour notre homme et sa famille, la prochaine pluie ne viendra que dans trois semaines et les milliers de petits plants seront déjà morts. Modou devra acheter de nouvelles semences, à crédit, encore plus chères que la dernière fois. Ici, hormis quelques rares périmètres maraîchers qui pompent des nappes aussi précieuses que petites, à 30 mètres de profondeur, la paysannerie pratique une agriculture pluviale essentiellement de subsistance, sans arrosages anthropiques. Aucun cours d’eau de surface à des dizaines de kilomètres à la ronde. Les mares et les cuvettes humides – les marigots – sont asséchées depuis décembre, janvier dans les meilleurs cas. Les forages, hors de prix, captent une eau saumâtre souvent impropre à la culture, à 90 mètres de profondeur ou même beaucoup plus; comment imaginer remonter à bras les milliers de sceaux nécessaires. Au village de Modou Kane, un projet japonais a permis de forer il y a 20 ans. L’eau était acceptable, mais la pompe est hors d’usage depuis des années et le coffrage du puits a fini par s’effondrer; pas de suivi ni d’entretien, pas d’argent ni de Japonais depuis longtemps.
À la mort du père polygame de Modou, les terres du patriarche ont été réparties entre ses dix fils, chacun héritant d’une parcelle trop petite. Abdoulaye, le frère de Modou, a alors choisi de partir cultiver dans la région des Niayes, sur les terres de sa belle-famille. Il est revenu dix ans plus tard, déçu et sans le sou. Située près de la côte entre Dakar et Saint-Louis, la région est mieux arrosée et les eaux souterraines sont moins profondes et plus généreuses, ce qui lui permet d’approvisionner les marchés de Dakar avec ses grands jardins maraîchers et ses vergers de mangues. Toutefois, attaquée par l’urbanisation de la capitale qui s’étale à un rythme accéléré et par l’activité des grandes industries minières et cimentières, la prospérité agricole de la zone décline rapidement. Les paysans sont expulsés sans compensation de leurs terres, propriétés de l’État, qui sont transformées en terrains habitables. Quant aux industries, souvent étrangères, elles pompent avidement des quantités astronomiques dans la précieuse nappe d’eau, avec la permission de l’État. C’est ce même État qui a équipé la région de Diender de près d’une quinzaine de méga-forages pompant des milliers de litres à la seconde à destination de Dakar, l’éternelle assoiffée de plus en plus populeuse. Toujours le même État qui a pourtant reconnu la précarité de la situation et l’importance de la zone pour la sécurité alimentaire du pays en la désignant « zone stratégique de conservation et de restauration ».
Résultat, les nappes d’eau qui affleuraient à la surface il y a 10 ou 15 ans sont maintenant à 25 ou 30 mètres de profondeur et l’enfoncement se poursuit. En parallèle, les sols moins arrosés tendent à se saliniser. Partout autour, on peut voir des milliers de manguiers dépérir, certains déjà sans vie. Quant à la production maraîchère, elle se confine désormais aux cuvettes plus humides et les paysans ont tendance à compenser la baisse de rendement par l’ajout d’engrais chimiques.
Imprévisible avenir
Bien que Modou ait naturellement une vision à court terme centrée sur les besoins essentiels du quotidien, il se demande parfois de quoi sera fait le futur pour sa famille, pour ses enfants qui grandissent. Pourra-t-on encore faire pousser quoi que ce soit ici dans 30 ou 50 ans? Y aura-t-il encore un arbre debout? Les questions sont pertinentes. Le Sahel est une zone bioclimatique de transition à l’avant-poste des changements climatiques. Le front aride et les isohyètes descendent inexorablement vers le sud et rapidement. Toutes les études le démontrent. Les conditions climatiques sont de plus en plus variables, imprévisibles, extrêmes. Modou a déjà vu beaucoup de changements environnementaux de son vivant et il sent bien, malgré son manque d’éducation, que les années à venir seront difficiles. Sans eau, on devra sans doute quitter le terroir.
Les solutions efficaces ne sont pas si nombreuses et aucune n’est vraiment facile à appliquer. Le groupement paysan dont Modou est membre a choisi de s’engager dans un projet agroenvironnemental de revitalisation des marigots soutenu par UPA DI et Affaires mondiales Canada. Une action communautaire très locale qui permettra à cinq ou six villages d’améliorer les conditions environnementales de proximité par l’augmentation des volumes d’eau retenus et la prolongation de sa rétention dans les cuvettes. On pourra y puiser de l’eau agricole, abreuver le bétail et y adjoindre de petites parcelles maraîchères et des pépinières. Il s’agit de désensabler, de clôturer, de reboiser, de protéger les pousses naturelles, de faire une grande campagne d’éducation et d’information et espérer voir réapparaître un écosystème humide diversifié, densément boisé, où l’évaporation est faible, où l’érosion éolienne et l’ensablement sont freinés, où l’eau est propre et abondante, les sols fertiles et où on pourrait même espérer exploiter durablement les espèces forestières, médicinales et fruitières.
Muraille verte
À une tout autre échelle, le Sénégal est engagé, avec dix autres pays de la zone saharo-sahélienne, dans la construction de la Grande Muraille verte. Ce projet continental ambitieux de lutte contre les effets des changements climatiques et la désertification vise à recréer une vaste mosaïque continue de paysages forestiers productifs, s’étendant sur plus de 7 600 km de long par 15 km de large, de la côte atlantique sénégalaise jusqu’à Djibouti sur la mer Rouge. L’emprise de la Grande Muraille abrite 230 millions de personnes. Avec maintenant plus de 50 000 hectares reboisés sur 545 kilomètres et plusieurs dizaines de millions de plants mis en terre, le Sénégal est le meilleur élève de la classe. Les bénéfices environnementaux attendus seront-ils au rendez-vous? Certains en doutent, bien sûr.
Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne l’avenir de l’agriculture, l’accès à l’eau et l’amélioration des conditions de vie de Modou Kane et de millions de paysans partout dans le monde, la lutte contre les changements climatiques et l’adaptation qui en découle passent inévitablement par la protection des arbres et de la forêt, et par le reboisement.