
Le Mouvement Desjardins a joué un rôle marquant dans l’histoire du Québec au 20e siècle. On a souvent souligné la qualité de son implication dans le développement économique et social du paysage québécois. Or, après plus d’un siècle d’existence, il semble difficile pour Desjardins de promouvoir des valeurs démocratiques et coopératives et d’honorer, en même temps, la rentabilité de ses opérations. C’est que conjuguer les exigences de rentabilité et de compétitivité sur les marchés avec celles du fonctionnement démocratique et du développement régional relève du tour de force à maints égards.
En finir avec les guichets
« Nos villages abritaient autrefois une caisse populaire, devenue par la suite un centre de services qu’on a ensuite remplacé par un guichet automatique… qui doit maintenant disparaître », disait Luc Desjardins, maire de Ripon. C’est que, dans certaines municipalités éloignées, on tarde à remettre en circulation l’argent qu’on est venu chercher au guichet, faute d’occasions… Et faute d’occasions aussi, on vient de moins en moins chercher de l’argent au guichet. Ainsi se présente le caractère légitime de la décision de fermer la caisse, le centre de services, et ultimement, le guichet. Or, il est à se demander si ce désengageant matériel et géographique ne préparerait pas, du coup, le virage numérique de Desjardins. Candidement, le PDG Guy Cormier l’avouera : la génération des milléniaux (les 18-34 ans), qui représentent maintenant 25 % des membres de Desjardins, bouscule les façons de faire et force les institutions financières à évoluer rapidement pour demeurer compétitives. D’ici 10 ans, Desjardins prévoit en finir pour de bon avec les guichets automatiques en service depuis 1981. « On veut vraiment faire un virage sur le mobile, le téléphone intelligent. Pas la tablette, pas l’ordinateur! » et c’est trois milliards que Desjardins s’apprête à investir dans ce virage numérique, « plus près des gens ». Rappelons que le Mouvement Desjardins compte, à ce jour, 4,3 millions de membres, 957 points de service et 1982 guichets automatiques. Près de 300 centres de service se trouvent dans des municipalités de 2 000 personnes ou moins, « là où les banques sont pratiquement invisibles », selon le PDG de Desjardins, M. Guy Cormier.
Le 14 mai dernier se tenait, à Québec, la Commission de l’aménagement du territoire où on a abordé, entre autres sujets, la question de « l’accès aux services financiers de proximité en région ». Dans la foulée des annonces de fermetures de points de service et de disparition de guichets Desjardins dans les localités éloignées, les parlementaires ont senti le besoin de comprendre. Le message qu’a livré M. Cormier tient à ceci : « On ne peut pas faire porter à Desjardins tout le poids des services financiers au Québec. […] Ce n’est pas un service public Desjardins. Ni un organisme sans but lucratif. […] [Et en tant que coopérative,] on est là pour nos membres. On n’est pas là pour les citoyens! […] C’est nos membres qu’on dessert. On cherche des solutions pour eux. » En ce sens, on peut se demander à quels problèmes (vécus par des membres en région) répond la solution d’abolir des services de proximité leur permettant d’avoir accès à de l’argent pour la boulangerie, la cantine, la crèmerie ou le marché public.
En finir avec l’argent papier
Le problème serait, selon Pierre-Yves McSween, que « maintenir un réseau de guichets en perte de vitesse jusqu’aux plus petits villages [revient] à demander à tous les membres de subventionner des transactions liquides. C’est aussi détruire de la valeur pour les membres. Et mis à part pour la fraude fiscale, les paiements en argent n’auront plus leur raison d’être dans quelques années. » Alors quoi? Autant forcer dès maintenant la dématérialisation des transactions, quitte à larguer complètement les grands nostalgiques de l’argent comptant ou les fraudeurs invétérés? Comment ne pas voir ici que McSween, tel que le ferait un zélé petit sbire du marché, incite les membres à se désolidariser de ceux qui font perdre de la valeur à l’institution?
Pour M. Cormier, toutefois, il est « clair que ce n’est pas la volonté des dirigeants […] de réduire l’offre de service en région. [Mais] […] on est aussi gardien de la rentabilité du Mouvement Desjardins ». Or, c’est sur la base des statistiques d’utilisation des différents canaux de transactions qu’on dresse la liste des services qui sont les plus pertinents à maintenir, rationalisation des coûts de gestion oblige! On a d’ailleurs fixé à 6 000 utilisations par mois le seuil de rentabilité d’un guichet. En 2017, 25 % des transactions se sont faites par paiement direct, 2 % au comptoir-caisse, 7 % au guichet automatique, 49 % par AccèsD (Internet-mobile). Ces chiffres montreraient clairement les tendances : les services les moins utilisés ne sont plus pertinents pour les membres et les plus utilisés sont ceux que Desjardins devrait maintenir. Selon Marc Villeneuve, vice-président du Mouvement Desjardins pour le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie et les Îles-de-la-Madeleine, la fermeture des guichets « n’est pas une question d’argent, mais une question d’utilisation ». Pour lui, donc, s’il y a abolition de services automatisés, ce n’est pas que Desjardins est incapable de les maintenir, mais parce que les membres indiquent qu’ils ne sont plus pertinents. Malheureusement, la question de l’utilisation et celle de l’argent ne s’excluent pas mutuellement. On lui pardonnera cette faute, mais plus difficilement la généralisation hâtive sur laquelle repose son analyse de la pertinence : « Le défi, c’est d’être à jour, d’être là où nos membres veulent qu’on soit, donc sur les services mobiles, Internet. » Toutefois, les statistiques d’utilisation traduisent-elles réellement et toujours une volonté ou une préférence? Retirer 100 $ au guichet veut-il dire que je préfère qu’une machine me distribue les dollars? Est-ce que ça signifie aussi que je préfère payer en argent? Une préférence, M. Villeneuve, ça vient avec un choix. Si je n’ai pas le choix, payer en argent comptant n’est pas une préférence, c’est une obligation. Il en va de même pour les transactions virtuelles : si on n’a pas le choix de payer de cette manière, comment peut-on penser que c’est ce qu’on préfère? À mon sens, cette prétention à l’objectivité et toute cette assurance qu’on met à répandre de telles contorsions de la réalité statistique ne servent qu’au déploiement d’une grande stratégie de communication qui accompagnera la grande transition numérique.
Vers la disparition des billets?
Concédons à Desjardins qu’il n’est pas un service public et qu’il n’a pas à « porter seul tout le poids des services financiers au Québec ». On peut se demander qui Guy Cormier interpelle, en commission parlementaire, pour partager cette responsabilité. « Quand j’entends que le guichet automatique, c’est vraiment l’outil ultime du développement d’une région, d’une municipalité, je décroche. Si, c’est ça, en 2018, la dynamique d’un milieu, que ça prend un guichet absolument… Où sont les autres projets? Où sont les investissements? Qui amène les entreprises dans les régions? » a-t-il demandé aux élus membres de la Commission. « S’il y a des gens qui disent : c’est un service essentiel et qu’il faut en mettre partout au Québec, ces gens-là prendront les décisions qu’il faut prendre », a-t-il ajouté. Voilà, c’est dit. C’est à ceux qui s’indignent de cette décision d’affaires de prendre leurs responsabilités et d’agir en conséquence. Ce qu’on peut comprendre, c’est que Desjardins demande aux élus municipaux ou provinciaux, donc pas juste aux membres, mais aux citoyens, de participer financièrement au maintien des services jugés essentiels par et pour certains membres en région, le temps d’assurer le passage à la numérisation totale des opérations prévue pour 2028. Autrement dit, il demande aux instances gouvernementales ou municipales de subventionner une partie de la transition numérique qu’il veut opérer. Ce faisant, il me semble que Desjardins se dégage de sa responsabilité, en tant que coopérative, de rester solidaire du maillon le plus vulnérable de la chaîne. Bref, le risque démocratique est ici bien calculé : il y a des limites à rester solidaire des membres minoritaires surtout s’ils sont des nostalgiques, des technophobes ou encore des fraudeurs…