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Les moutons de Panurge

Par Christine Portelance le 2017/01
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Les moutons de Panurge

Par Christine Portelance le 2017/01

En 1988, Gary Hart, favori des primaires démocrates, avait dû abandonner la course pour cause de scandale : ô horreur, il avait eu une maîtresse. Comment faire confiance à un homme qui trompait sa femme? En 2016, la moitié des États-Unis, ou presque, a voté pour un Donald Trump qu’appuyait le Ku Klux Klan! Même l’Utah, digne représentant de la droite ultrareligieuse a majoritairement voté pour cet énergumène misogyne, raciste, qui ment à tour de bras et dont les valeurs sont à l’opposé des leurs. Cherchez l’erreur!

On y est allé de toutes sortes d’explications : géographiques (ville/campagne); politiques (votes républicains aveugles, absentéisme des électeurs démocrates); sociologiques (angry white men, réaction anti-establishment, électeurs peu instruits, etc.); cognitives (le stress induisant la peur, et la peur une volonté de défendre la tribu). On a aussi invoqué une misogynie profonde de l’oncle Sam. Toutes ces explications semblent à la fois pertinentes et insuffisantes.

Make America great again! Où est-elle cette grandeur d’antan? S’agit-il des années 60-70, lorsqu’on bâtissait des universités? Sous Reagan, quand on édifiait tant de prisons? Durant la guerre de Corée, du Vietnam? Ou plutôt dans ce rêve du American way of life digne de Walt Disney? Les Américains voudraient y croire encore, surtout pour oublier le cauchemar du 11 septembre 2001 et la crise bancaire de 2008. Pour résoudre une dissonance cognitive causée par un rêve fracassé, Trump, cowboy ou fin renard, s’offre comme solution : certitude aveugle vaut mieux que douloureuse lucidité. De là vient la suspension volontaire de l’incrédulité de millions d’électeurs, aidés en cela par d’habiles microciblages sur les réseaux sociaux. La propagande ne fonctionne que si elle touche une corde sensible, du moins jusqu’au point de bascule, où le mouvement de masse l’emporte alors. Allez les lemmings, courez à la falaise!

La grande force de l’homo sapiens est son imagination; lorsque son néocortex fonctionne en circuit fermé sans confronter la réalité des faits, il est aussi très doué pour le délire. Si la fiction quitte le littéraire et la création artistique pour se faire propagande, elle peut devenir dangereuse, car la fiction n’est en fait ni vraie ni fausse. Trump se sert habilement de ses codes pour créer un effet-personnage efficace.

À fréquenter la bêtise ou le mal absolu dans les textes littéraires, on est mieux à même de s’en prémunir. À fréquenter Panurge, on risque moins d’être mouton dans un cocothon ou consommateur enragé un jour de solde! Explorer le côté sombre de l’âme humaine avec Dostoïevski est une ouverture à la conscience. L’expérience esthétique de l’immersion fictionnelle n’efface pas la frontière entre réalité et fiction, au contraire; elle permet de surcroît une expérience de la complexité. Pour vivre la démocratie, le peuple aurait besoin de plus que du pain et des jeux. Voilà ma certitude!

Je déchante en lisant dans Le Devoir les propos d’un prof dont les élèves ont refusé de lire 1984 d’Orwell parce qu’ils étaient tannés de se faire dire qu’ils sont surveillés, parce qu’ils s’en foutent et que l’école n’est pas faite pour « ça », mais pour se trouver une job. Comme appareil idéologique d’État, l’école réussit mieux le formatage que l’éducation : allez les lemmings!

Trump admirateur de Poutine donne froid dans le dos. Grâce à Vladimir, Bachar al-Assad est en train de gagner une guerre où massacres et tortures sont chose courante : 250 000 morts (certains avancent 400 000), dont des dizaines de milliers d’enfants, et des millions de personnes déplacées. L’indignation que soulèvent ces crimes contre l’humanité se noie pourtant dans l’indifférence. Détourner le regard est si facile. Que faire quand on se sent impuissant?

Pour ma part, j’ai troqué il y a quelques années le piment de Cayenne pour le piment d’Alep et mon savon habituel pour celui d’Alep parfumé à l’huile de laurier, parce qu’en désespoir de cause, c’est tout ce que j’avais pour ne pas oublier jour après jour. De minuscules gestes en forme de prière.

Les partisans de Trump rêvent de retrouver la candeur et l’optimisme des Trente Glorieuses, ils devraient lire Voltaire au lieu de regarder The Apprentice. Ils croient avoir élu Capitain America, et si ce n’était qu’un Hulk, version orange. Que se passerait-il si Poutine se moquait un jour de Donald sur la place publique?

And it’s a hard, it’s a hard, it’s a hard,

it’s a hard rain’s a-gonna fall, répondrait le barde nobélisé.

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