La peur constitue le moteur de la reproduction du capitalisme avancé. Invisible, innommée et multiforme, elle contribue à perpétuer le statu quo en muselant les aspirations du peuple. Elle permet, ce faisant, de pérenniser le pouvoir des puissants, voire de l’accroître, et l’asservissement de la plus grande partie d’entre nous. Nos décisions à titre de consommateur, d’épargnant, de travailleur, de chômeur, de retraité ou d’étudiant sont alors déterminées et contraintes par la peur.
La peur répond à de nombreuses dynamiques. L’une d’entre elles est l’ignorance ou la méconnaissance. L’inconnu constitue l’un des ressorts premiers de la peur, comme on le sait. L’enfant a peur du noir, car ses yeux ne peuvent appréhender la réalité. Les bruits ou les odeurs qu’il perçoit tordent sa perception de l’environnement. Du coup, il préférera la lumière du jour qui éclairera son monde et le rendra rassurant, familier. Il en va de même de nos relations économiques : largement, nous préférons nous cantonner dans l’univers connu. C’est la force, par exemple, des chaînes de commerce de détail ou d’hôtellerie, entre autres. Quiconque voyage pour son travail préférera, souvent, loger dans un hôtel appartenant à une grande chaîne hôtelière, plutôt que de s’en remettre à l’inconnu d’une petite auberge de quartier. De la même manière, il sera rassurant de prendre un café et de se brancher à Internet dans un Starbucks, peu importe où on se trouve sur la planète, car cela nous évite de faire un effort pour connaître les us et coutumes du café indépendant au coin de la rue.
Créature d’habitudes, l’humain craint généralement le changement et le risque qu’il représente. On préférera ainsi conserver un emploi peu valorisant et mal payé que prendre le risque d’en trouver un autre qui corresponde davantage à ses aspirations. C’est toutefois la structure économique elle-même qui nous inflige cette peur, à laquelle le risque est intimement lié. Notre époque est obsédée par le risque, puissant outil de contrôle social par la peur qu’il génère. Des experts en tous genres le mesurent et nous mettent en garde contre les dangers qu’il représente.
La mondialisation, la concurrence internationale et les « turbulences » sur les marchés augmentent les risques pour les entreprises, qui se traduisent par une pression à la baisse sur les coûts pour qu’elles demeurent compétitives. Devant ces menaces, les travailleurs et les travailleuses devront améliorer leur productivité, peut-être même accepter une diminution de salaire, faute de quoi la production de leur entreprise risquerait d’être délocalisée dans un pays où les coûts de la main-d’œuvre sont meilleur marché.
De la même manière, on épargnera en vue de sa retraite, au risque, autrement, de passer ses vieux jours dans la misère. Il est d’ailleurs frappant de constater que le discours incitant à l’épargne joue aujourd’hui davantage sur la peur de se retrouver devant rien, plutôt que sur le rêve d’une vie libérée des contraintes du travail. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, une campagne publicitaire célèbre vantait la « Liberté 55 ». Nous envisageons maintenant avec soulagement la possibilité d’une retraite décente à l’âge de 65 ans.
La peur et le risque omniprésents contraignent nos décisions et notre liberté. En craignant constamment les conséquences funestes des risques auxquels nous faisons face, nous en souffrons sans même qu’elles ne se matérialisent : « quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur », explique avec justesse Figaro à Rosine dans Le Barbier de Séville. La peur charriée par l’incertitude de ce qui nous tombera dessus dans le futur gangrène notre présent, sur lequel nous avons l’impression d’avoir de moins en moins prise.
La dynamique asservissante de la peur est d’autant plus efficace dans un monde qui connaît des transformations profondes et accélérées. Qui peut prévoir l’apparition de la nouvelle technologie qui menacera son emploi, l’émergence du nouveau concurrent chinois ou la prochaine crise économique? En réalité, nous sommes en crise perpétuelle – financière, immobilière, démographique, alimentaire, climatique –, qui n’est qu’une manière de nommer un état de peur permanent. Devant autant d’incertitudes face à l’avenir, nos réflexes nous incitent à écouter les cris des Cassandre au pouvoir et à nous taire, acceptant docilement notre condition. Nous nous taisons et nous serrons les dents, perpétuant notre propre asservissement à un système économique qui grignote notre humanité et qui évacue, au passage, tout espoir d’une action politique libératrice. À l’image de la Liberté guidant le peuple de Delacroix s’est substituée celle de la peur le muselant, chacun se trouvant isolé et tétanisé par la crainte du pire.
Ianik Marcil est économiste indépendant. Auteur, chroniqueur, conférencier et éditeur, il publiera prochainement un ouvrage collectif sur les diverses facettes de la peur dans notre société, aux éditions Somme toute.