Non classé

L’ombre du voile et le bruit des bottes

Non classé

L’ombre du voile et le bruit des bottes

Quand je demande à mes étudiants quelle est leur vision de l’état du monde, malgré la diversité des réponses, trois éléments reviennent fréquemment : les réseaux sociaux prennent trop de place dans leur vie, les enfants africains sont pauvres mais heureux, et les musulmans veulent nous imposer leurs valeurs.

Cette peur n’est pas générationnelle. Il n’y a qu’à voir comment, en 2010, un pourriel dénonçant « l’invasion islamiste » à Rimouski a pu se répandre comme une traînée de poudre. Bien sûr, à la base, il y a de bonnes raisons de craindre un certain islam : les divers attentats, la montée en puissance de plusieurs théocraties ou groupes armés, le discours inquiétant d’imams fondamentalistes, etc. Il existe effectivement une telle menace islamiste.

Mais là où le sens critique se perd, c’est quand on oublie de prendre la mesure de cette menace. Quand on oublie que la plupart des attentats terroristes ne sont pas religieux, que la plupart des attentats religieux ne sont pas musulmans, et que la plupart des victimes du terrorisme musulman sont elles-mêmes musulmanes. Que le sexisme n’a pas de race ou de religion. Que, pour un imam timbré qui utilise sa tribune pour menacer les infidèles, il y a tout autant d’illuminés chrétiens, ou autres, qui disent bien pire sans qu’on s’en formalise. Que, pour un imam timbré, on a cinquante mamans dans le Petit Maghreb sur Jean-Talon qui ne demandent qu’à partager leur recette de baklavas au sirop d’érable*. Que pour un Adil Charkaoui, il y a quarante-douze Dalila Awada. Que l’oppression des minorités religieuses est loin d’être l’apanage des pays musulmans (pensons aux Ouïgours ou aux Rohingyas, persécutés par des athées chinois ou des bouddhistes birmans). Que la Bible est plus violente que le Coran. Que, parmi les 1,5 % à 3 % de Québécois musulmans, la majorité manifeste peu d’intérêt pour la religion. Moins même que les 83 % de catholiques.

Le sens critique se perd quand la majorité des Occidentaux surévaluent gravement la proportion de musulmans sur leur territoire. Quand on accuse le hijab d’être un symbole de soumission de la femme, mais qu’on oublie qu’on pourrait dire la même chose des talons hauts. Quand n’importe qui peut s’improviser expert du Coran alors qu’il ignore la différence entre musulman, islamiste, sunnite, chiite, hijab, niqab, tchador, burqa, charia, halal, djihad, fatwa, ramadan ou tajine. Quand on ignore que la majorité des Tamouls ne sont pas musulmans, ou que la majorité des musulmans ne sont pas arabes, mais asiatiques. Quand on ignore qu’il existe de nombreux courants féministes au sein de l’islam. Quand on se met à crier : « Mais pourquoi on ne les entend pas? Pourquoi les musulmans modérés ne dénoncent-ils pas l’islamisme? » Peut-être justement que si on arrêtait de leur crier après, on entendrait mieux ce quils ont à nous dire.

Le sens critique se perd aussi quand on essaie de combattre l’islamisme n’importe comment. Quand on croit qu’il y aurait moins d’attentats si l’on interdisait la viande halale. Que l’Iran serait moins menaçant si on fermait nos mosquées. Qu’il y aurait moins de radicalisation si les petites filles voilées étaient exclues des écoles publiques. Ou quand les islamophobes deviennent une « clientèle électorale » pour certains partis.

S’il est vrai que l’Histoire se répète, notre époque a de sérieuses odeurs d’années trente : crise économique, États en faillite, élites en déchéance, dérives autoritaires, xénophobie décomplexée… La question devient de moins en moins ridicule : qui sera le prochain Fürher? Nombreux sont ceux qui vous répondront qu’il sera musulman. Mais c’est bien mal connaître l’Histoire. Le nazisme n’était pas le fait des« étrangers »; c’était une réaction des Occidentaux à la peur de l’étranger. Aussi, quand je crois entendre le bruit de bottes, ce n’est pas Daesh, Al Qaïda, Boko Haram ou les Frères musulmans que j’entends. Ces bottes, elles suivent les voix de Trump et de Le Pen, mais surtout du MNIQC, de Pégida, de la Meute, de Table rase, de Poste de veille ou de la Fédération des Québécois de Souche.

*Non, le baklava n’est pas maghrébin. Mais avouez que c’est une belle image quand même.

Partager l'article

Image

Voir l'article précédent

La peur en Occident

Voir l'article suivant

La peur musèle le peuple