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Je vais bien

Par Marie Belisle le 2016/01
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Je vais bien

Par Marie Belisle le 2016/01

Le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

– Albert Camus

Au lendemain des attentats de Paris, littéralement le lendemain, lire l’appel de textes du Mouton Noir. Me souvenir de ma vie rimouskoise ancienne. M’en souvenir souvent, en fait, mais tout particulièrement ce jour-là, le lendemain de celui où tant de messages inquiets – est-ce que tu vas bien? – m’étaient parvenus d’outre-océan, dans ma vie parisienne. Le bonheur, donc. Il valait mieux penser au bonheur, ce jour-là. Au sens étymologique du terme : le bon augure.

Car il fallait regarder devant soi. Et c’était bien à cela qu’on devait s’attacher désormais, encore plus qu’avant : l’idée du bonheur. Y réfléchir encore plus, en cerner les contours, en déjouer les pièges : celui de la jeunesse, celui de la beauté, celui de l’abondance et celui du présent érigé en valeur absolue. Chercher – et trouver – le bonheur dans le chagrin, dans le manque et dans la perte, aussi. Dans le dépouillement et la nostalgie, aussi. Cesser, une fois pour toutes, de le confondre avec le plaisir, l’insouciance et la joie.

Ce jour-là, ce lendemain-là, les rues de Paris étaient vides. Chacun pleurait chez soi, sans doute. Avait-on peur? Peut-être. Certains avaient peur, sans doute. Pas tous. Nous étions atterrés, plutôt. Charlie nous avait mis debout, le 13 novembre nous jetait à terre. Mais peut-on vraiment dire nous? Ce jour-là, nous ne nous parlions pas, ou si peu. Quelques mots seulement, pour rassurer ses proches, de loin, par téléphone ou par courriel. Car chacun était je, ce jour-là, pour soi-même et pour les autres. Et nul ne pensait au bonheur, sinon a contrario : celui de la musique, cloué au sol du Bataclan, celui du vin, éclaté dans le verre brisé des terrasses.

Ils sont morts de bonheur, disaient certains qui s’affichaient sur les écrans. Enfin, pas comme ça, pas ces mots-là, mais cette idée-là. Ce qu’on avait attaqué à la « kalash », disaient-ils, c’était tout l’art de vivre d’une jeunesse heureuse. Mais qu’en savaient-ils donc? Des détresses cachées sous l’ivresse? Des chagrins d’amour noyés dans les mojitos? Ne vaudrait-il pas mieux ne pas mêler le bonheur à tout ça, et dire, simplement, ils sont morts pour rien. On meurt toujours pour rien. Voilà ce que chacun pleurait chez soi, ce jour-là.

Le lendemain du lendemain, Paris s’est ranimée. Il faisait beau. C’était dimanche. Je n’irais pas place de la République. Pas cette fois. Pas comme pour Charlie où j’y étais quelques heures à peine après le carnage, immédiatement entrée en résistance. Ce drame-ci, paradoxalement vu le nombre de victimes et le caractère collectif de l’attaque, je le vivrais d’abord dans l’intime, en deçà de la conscience politique – ou au-delà. Après, bien après, viendraient la réflexion et l’analyse, la recherche du vrai dans tout le faux qui s’étalerait sur toutes les unes.

Un vieil ami m’a proposé d’aller à Saint-Germain : nous parlerions de nos tristesses, de nos images et de nos poèmes en buvant du Quincy, et referions le monde qui n’en demande pas tant. Il fallait au moins ça, pour nous réconcilier avec la banalité de la vie comme elle va quand elle va. C’était de bon augure. Et nous fûmes heureux, je crois, cet après-midi-là.

Un mois plus tard, jour pour jour, parcourir dans le soir qui tombe le quartier du Quatre-Septembre. La rue de Choiseul, sa mercerie d’avant-guerre et son passage, l’épicerie japonaise de la rue des Petits-Champs, la parfumerie Oriza-L. Legrand, fondée en 1720. S’asseoir en terrasse rue Montigny. Et voir passer, filant vers l’est toutes sirènes hurlantes, une vingtaine de cars de gendarmerie rappelant à qui l’aurait oublié que Paris est une ville heureuse, en état d’urgence.

Le lendemain matin du jour d’un mois plus tard, écrire ceci. Je vais bien. Et je m’obstine à vouloir être libre. Une certaine idée du bonheur.

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