Non classé

Espèces de bonheur en voie de disparition

Par Jean Bédard le 2016/01
Non classé

Espèces de bonheur en voie de disparition

Par Jean Bédard le 2016/01

Depuis quelques années, j’observe différentes espèces de bonheur qui chantent ici et là autour de la ferme. L’une d’elles trompette à donner des frissons, puis disparaît dans la neige folle. Je l’aperçois de temps à autre au début de l’hiver. Quand j’étais enfant, une orange au pied de l’arbre de Noël, c’était elle. Maintenant l’espèce se fait rare. Ça fait même assez longtemps qu’un bon verre d’eau n’apporte plus le bonheur autour de chez moi, ni même une bûche au feu qui, pourtant, se tue à réchauffer. Il y a quelques années, j’ai aperçu un de ces bonheurs perdus. Mon épouse et moi étions allés grimper dans les monts Washington, alors que j’étais plaqué sur la falaise de granite, les doigts crispés, les orteils en feu, nous avons manqué d’eau. En revenant, le soleil claquait, après trois heures de marche, un ruisseau. Le bonheur.

Cette espèce électrique dépend d’une différence de potentiel entre un manque et une substance naturelle courante. Au bout d’un temps X (plutôt long), une tension Y (plutôt douloureuse) envoie un signal dont l’équation m’échappe. La courbe atteint un pic. Au contact de la substance arrive l’état de bonheur qui peut durer de quelques secondes à quelques minutes. Même une bouffée d’air est un pur moment de délice pour un travailleur pékinois. Un ami, lui aussi « bonheurologue », m’a dit qu’on en retrouvait dans les déserts, les milieux de guerre ou de misère, ou simplement en promenade dans les bois l’hiver. Mais il y faut de l’attention. Dans la plupart des pays développés, les désirs sont systématiquement gavés avant même de sortir le nez. On y retrouve un haut-le-cœur d’abondance qui chasse la petite bête timide. À Noël, on empoisse les plus tenaces comme vermines.

De temps à autre, à la ferme, nous recevons des jeunes qui s’installent sous la tente avec presque rien, alors deux ou trois de ces petits bonheurs approchent hésitants. Comme des poules, ils aiment s’approcher de l’humain, se laisser nourrir de petites graines tranquilles, mais disparaissent dès qu’on veut les attraper.

La rareté d’une autre espèce de bonheur m’inquiète davantage, car elle possède une propriété curative rare : la longévité. Un peu comme le tardigrade (un ourson d’eau microscopique), elle peut se maintenir en vie dans des conditions extrêmes. Surgelée, desséchée, ratatinée en grain de poussière, elle hiberne des siècles s’il le faut, puis elle se réveille et frétille au moment où on s’y attend le moins. Elle occupe la place la plus abyssale de l’âme humaine comme l’ovule dans l’adolescente. Sans elle, je crois que l’espèce humaine disparaîtrait, trop dépendante des bonheurs conditionnels, éclatants et superficiels : la popularité, l’ivresse, le nouvel achat, etc.

Beethoven en a réveillé une variété qui fait horreur au premier regard. Imaginez, il recherchait une musique de vérité à l’époque de Rossini. Il a été lapidé à Vienne en 1815, de mépris, d’indifférence, de froideur alors qu’il luttait pour sa vie. Mais le tardigrade du bonheur qu’il avait apprivoisé longuement s’est réanimé. On l’entend bondir dans son Hymne à la joie. Romain Rolland raconte : « Malgré la solitude, la maladie, la misère, tant de raisons de souffrir, il supportait son sort patiemment. Il s’en étonnait lui-même. La maladie est souvent bienfaisante. En brisant le corps, elle affranchit l’âme : dans les nuits se lèvent des pensées qui ont peur de la lumière crue, et que brûle le soleil de la santé. Qui n’a jamais été malade ne s’est jamais connu tout entier1. »

Cette espèce de bonheur qui vient « de se connaître tout entier » est une permanence sur laquelle même un enfant peut compter, car elle est indépendante de tous les écœurements que peut nous donner un monde gonflé d’orgueil et de gaz carbonique. Elle surgit d’actes créateurs qui se forment dans le vide secret de l’âme éprouvée. « Nous, êtres limités à l’esprit infini, sommes uniquement nés pour la joie et pour la souffrance. Et on pourrait presque dire que les plus éminents s’emparent de la joie par la souffrance. » Paroles de Beethoven qui nous font horreur. Roc de sérénité.

S’en emparent les artistes déchus, le petit mourant, les malades chroniques comme la sœur de mon épouse qui souffre « Pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ». Cette espèce de bonheur ne doit surtout pas être confondue avec l’euphorie du djihad qui se fait sauter, ou celle des petits Staline en pleine crise de nettoyage religieux. Ce n’est pas quelque chose qui se cultive par doctrine ou par volonté. Je soupçonne même que le mépris que nous en avons a quelque chose à voir avec la radicalisation des uns et l’égocentrisme des autres. À défaut de pouvoir nous reposer sur la connaissance de « notre entier », nous nous jetons dans des croyances et des incroyances enfermées dans une sourate ou un slogan, une grenade ou une déclaration de guerre.

1. Romain Rolland, Jean-Christophe, Albin Michel, 1931, 2007, p. 771.

Partager l'article

Image

Voir l'article précédent

Le kasàlà, une pratique de la joie

Image

Voir l'article suivant

Je vais bien