
On ne peut pourchasser le succès, pas plus que le bonheur; il doit s’ensuivre ou survenir […] comme l’effet non recherché d’un engagement personnel dans un projet plus grand que soi.
– Viktor Frankl
En cette fin d’année désenchantée, bousculée par de multiples tourments d’ordre économique, écologique, géopolitique, socioculturel et éthique, Le Mouton Noir fait un audacieux pari. Il nous invite à repenser sérieusement la question de notre responsabilité individuelle et collective dans la création des conditions susceptibles de réenchanter nos vies et notre monde. Il semble que notre civilisation éprouve un besoin de plus en plus urgent d’apprendre à se libérer de la tentation de se complaire dans une forme d’insatisfaction chronique, voire d’ingratitude notoire, où chacun désire ce qu’il ne peut avoir tout en donnant très peu de valeur à ce qui lui est offert. Plus inquiétant encore, ce sont ces signes persistants d’une culture de la peur qui fait que nos choix découlent de plus en plus de nos peurs plutôt que de nos aspirations profondes.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, de voir que nous contribuons collectivement à nous couper mutuellement les ailes et à nourrir chacun à notre manière ce qu’Amin Maalouf a appelé, à juste titre, le dérèglement du monde, pour nommer l’épuisement de notre civilisation. Maalouf déplore la montée des appréhensions diverses, des crispations identitaires et religieuses partout dans le monde. En effet, malgré les acquis de la modernité, l’ouverture sur le monde que permettent la mondialisation des marchés, la circulation des biens et des personnes, l’avènement de la culture du Web 2.0 et des réseaux sociaux, nous assistons quotidiennement au rétrécissement des horizons de sens partagés, à l’absence d’un réel dialogue entre l’Orient et cet Occident qui peine à occuper la juste place qui lui revient dans le concert de la diversité des peuples et des cultures. Nous sommes témoins également des signes de plus en plus criants d’un refus d’apprendre à connaître l’Autre, à dialoguer, à s’ouvrir à la différence, à dépasser nos contradictions, notre ignorance, notre hypocrisie et notre mépris. Ces tristes constats nous plongent souvent dans une forme de pesanteur qui tend à rendre caduque toute tentative de réfléchir à l’expérience du bonheur.
Ainsi, il faut être courageux, voire révolutionnaire aujourd’hui pour oser poser entre nous la question du bonheur. Pourtant, depuis des millénaires, tous les peuples premiers autant en Occident, en Afrique que chez les Indiens d’Amérique nous ont appris que par-dessus tout, l’être humain cherche le bonheur. Le psychologue hongrois Mihaly Csikszentmihalyi affirme quant à lui que « le bonheur est une condition qui doit être préparée, cultivée et protégée par chacun ».
Cultiver et protéger le bonheur en nous et entre nous malgré le désenchantement du monde devient ici une responsabilité à la fois citoyenne et spirituelle. Les recherches en psychologie positive confirment cette vieille idée de la téméraire philosophe qu’était Simone Weil, selon laquelle l’attention constitue la forme la plus rare et la plus pure de la générosité. Pour Weil, qui ne s’est jamais tenue à l’abri des tumultes de son époque, il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les choses et les êtres existent réellement et de les laisser réellement affecter leur vie, alors que le souci de l’autre et le désir de contribuer au devenir du monde constituent de réelles clés pour le bonheur. Ainsi, une attention aiguisée, une riche expérience intérieure, une fine qualité de présence à l’autre et au monde ainsi qu’un engagement résolu dans chaque choix et geste de son existence participent à créer, à partager et à protéger le bonheur.
Oui le bonheur se crée, il se jardine et se préserve au quotidien dans la mesure où ce n’est pas une idée, une représentation ou encore un idéal illusoire mais une expérience vécue, une expérience optimale. Pour Csikszentmihalyi, l’expérience optimale correspond à « l’état dans lequel les gens sont quand ils sont profondément engagés dans une activité pour le plaisir, quand ils se sentent heureux et sont au maximum de l’enchantement », ils s’approchent alors de ce qu’on peut appeler être heureux.
Pour cet auteur, si on est capable d’éprouver l’expérience du navigateur dont le vent caresse le visage, alors que le bateau fend la mer et que les voiles, la coque, le vent et la mer créent une rythmicité qui chante et danse dans sa chair, on connaît ce qu’est un moment de pur bonheur. De même, si on peut éprouver ce que ressent une mère devant le premier sourire de son bébé, un artiste peintre qui assiste ébahi à l’émergence d’une nouvelle œuvre sous sa main créatrice ou encore un cultivateur qui voit ses plantes germer. Le point commun entre ces expériences, c’est la présence totale à ce qu’on vit, l’implication du corps et du ressenti, une conscience témoin de cette expérience ainsi qu’un engagement qui choisit le chemin plutôt que la destination, quelles que soient les circonstances.
Des survivants des camps de concentration (Frankl, Hillesum) et autres catastrophes de notre époque témoignent qu’on peut vivre des expériences optimales dans des conditions atroces, grâce à un banal mais sublime chant d’oiseau, au partage d’une confidence, d’un rare morceau de pain, à la création d’une poésie, ou encore au dépassement dans une tâche difficile. J’ose ainsi affirmer que le bonheur peut se cultiver partout et en tout temps, pour autant qu’on consente à lui accorder son attention, qu’on ose prendre le risque de s’ouvrir à la solidarité, au soin de la vie et à la possibilité réelle de réinventer et de réenchanter sa vie malgré l’état du monde et grâce à lui.