
Pendant près de quarante ans, si l’on excepte le bref intermède Joe Clark (1979-1980), le Canada a été dirigé par des premiers ministres issus du Québec. La politique était devenue notre deuxième sport national. En effet, si les Nordiques engrangeaient leur lot de victoires sans jamais remporter les grands honneurs, les politiciens québécois, eux, raflaient régulièrement la mise, qu’on parle des libéraux (Trudeau, 1968-1984; Chrétien, 1993-2003 et Paul Martin, 2003-2006) ou des progressistes-conservateurs (Mulroney, 1984-1993). Mais depuis neuf ans, presque dix, le Canada a goûté à la médecine de l’Ouest. Lors des deux premiers mandats (2006 et 2008), l’administration Harper a manifesté une certaine retenue, comme il sied aux gouvernements minoritaires. Mais de 2011 à 2015, chacun a pu voir de quel bois se chauffait le conservatisme majoritaire.
Dans sa version pure et dure, le trait le plus marquant du conservatisme, celui qu’on a tendance à passer sous silence et qu’on ne soulignera jamais assez, c’est l’inculture érigée en norme nationale. Dans une telle optique, être un intellectuel, c’est écrire un livre sur le hockey; être un artiste, c’est remplacer un Riopelle par des portraits de la reine; être un historien, c’est travestir l’histoire en présentant la guerre de 1812 comme une lutte de libération nationale; être un scientifique, enfin, c’est mépriser la connaissance, en museler les porteurs et en censurer la diffusion.
C’est là l’aspect socioculturel du conservatisme pur jus. Quant au volet politique, il exprime un esprit analogue. En effet, gouverner, c’est polariser l’opinion et diviser méthodiquement la population, c’est attaquer les institutions et considérer ses adversaires politiques comme des ennemis à abattre, c’est penser que les femmes et les Autochtones sont des citoyens de seconde zone, en plus de réduire les prestataires de l’assurance-emploi à des fraudeurs, c’est voir dans le souci environnemental un obstacle à la géopolitique du pétrole et à la géographie des oléoducs, c’est exercer un contrôle maniaque sur la circulation de l’information, tout en voyant les journalistes comme des emmerdeurs de premier ordre et, finalement, c’est imaginer le pays comme une forteresse gangrenée par une marée de criminels et assiégée par des hordes de migrants barbares.
Parce qu’elle est dirigée par une famille régnante, et qu’elle exporte des mégatonnes de pétrole tout en diffusant le wahhabisme, une version de l’islam particulièrement rétrograde, on qualifie souvent l’Arabie saoudite de pétro-monarchie musulmane. Eh bien, après une quasi-décennie de gouvernance conservatrice, on sait maintenant à quoi peut ressembler une pétro-démocratie.
Comment a-t-on pu en arriver là? Ce cauchemar dont on semble enfin sorti n’aura-t-il été qu’un épisode passager de l’histoire canadienne, un accident de parcours, en somme? Malheureusement, je crains que non, et je voudrais expliquer ici pourquoi en examinant brièvement quelques causes majeures du phénomène.
Il y a d’abord le déplacement de l’activité économique du pays vers l’Ouest. Ce processus est en cours depuis quelques décennies, indépendamment de la manne pétrolière en Alberta et en Saskatchewan. Il va se poursuivre, puisqu’il est lié entre autres à la place grandissante de la Chine, mais aussi de l’Asie en général, sur la scène mondiale. Or, comme chacun sait, le pouvoir politique épouse régulièrement les canaux de la finance.
Ce déplacement de l’activité économique vers l’Ouest s’accompagne d’une importante croissance démographique. On en a vu les effets dans la récente augmentation du nombre de circonscriptions au Canada : sur les trente nouveaux sièges de la Chambre, trois seulement sont allés au Québec, les autres étant dévolus aux provinces de l’Ontario (quinze), de l’Alberta et de la Colombie-Britannique (six chacune). La proportion de l’Ouest dans la députation canadienne augmente ainsi sans cesse. Or, comme c’est là que se trouve la base électorale des conservateurs…
Ajoutons à cela que le Canada est une société vieillissante, où l’inversion de la pyramide des âges progresse au même rythme que dans les autres démocraties occidentales. Or, toutes les enquêtes d’opinion le montrent, les personnes âgées sont habituellement plus conservatrices. Et malheureusement pour ceux et celles que cela désole, cette tranche d’âge vote habituellement davantage que les jeunes. On fera peut-être remarquer que cette tendance est compensée en partie par l’immigration. Certes, mais les enquêtes montrent aussi qu’une importante proportion des immigrants vote de façon très conservatrice…
Enfin, il faut citer un dernier phénomène qui favorise les conservateurs, et c’est celui des AWM, les Angry white males. Cette classe de jeunes hommes, qui a grandi avec le tournant néo-libéral du début des années 1980, rejette la récente évolution des mœurs. C’est pourquoi elle conteste violemment le syndicalisme, le féminisme, la rectitude politique et, de manière générale, les politiques de gauche. Les retombées de ce courant ont été maintes fois disséquées aux États-Unis et, ici, c’est dans la ville de Québec qu’il trouve le plus d’écho. Il faut dire que les esprits formés à l’école d’André Arthur, et qui ont essaimé dans les radios-poubelles, en redoublent l’impact. Au Sud, cette mouvance épouse le vieux fond bleu de la Beauce, lequel déborde sur les comtés limitrophes, par exemple Chaudière-Appalaches ou Lotbinière. C’est cette constellation du ressentiment et de la colère qui élit à répétition les Maxime Bernier, Christian Paradis et Steven Blaney de ce monde.
En somme, le Parti conservateur vient de subir un sérieux revers, mais tant l’évolution de l’économie que celle de la démographie jouent en sa faveur. Comme disait l’autre, les faits sont têtus. Étant donné
cette mutation irrésistible du Canada, c’est une simple question de temps avant qu’un autre Harper ne reprenne le pouvoir; le défi n’est pas de savoir si, mais quand. Avis à ceux et celles qui craignent un tel retour comme la peste : il s’agit d’être prêt pour le prochain round…