
Au moment où paraît ce numéro du Mouton, il est fort probable que le paysage politique institutionnel de l’Espagne soit sur le point d’être radicalement transformé. En effet, il est indéniable qu’en cet automne 2015, le modèle d’unité nationale, accompagné du mythe d’une supposée réconciliation démocratique lors de la « Transición » de la dictature vers la monarchie constitutionnelle des années 1975-1982, craque de partout. Pour comprendre les élections catalanes du 27 septembre dernier, il faut d’abord se reporter à trois dates : le 9 novembre 2014, le 25 mai 2015 et le 20 décembre 2015. Mais avant toute chose, quelques commentaires sur le nationalisme catalan pourraient aider à y voir clair, d’autant plus qu’on établit souvent un parallèle entre les situations catalane et québécoise.
Impossible de résoudre cette épineuse question ici, mais espérons tout de même que ces lignes aident à peindre les contours du récit indépendantiste catalan, loin d’être uniforme, comme chez nous d’ailleurs. (Songeons seulement aux réflexions de Pierre Vallières dans Nègres blancs d’Amérique, au contexte politique où cohabitèrent le FLQ, le RIN, le Mouvement souveraineté-association et le Ralliement national, aux indéniables métamorphoses du PQ au fil des ans, à l’esprit à mon sens différent des référendums de 1980 et de 1995 : un monde sépare ces nationalismes.) La Catalogne fut violemment soumise par le pouvoir central espagnol lors de deux événements déterminants de son histoire : par les Bourbons le 11 septembre 1714, et par le général fasciste Francisco Franco et ses alliés en 1939. Avant la dictature et les longues années de représailles et de répressions franquistes, la Seconde République avait ouvert la porte à une nation catalane, ainsi qu’à la reconnaissance de sa particularité. L’indépendantisme post-franquiste a fait sienne l’histoire de la répression du fait catalan, de l’identité et de la langue, au sein de l’État espagnol, et, comme au Québec, la défense de la langue est devenue un élément central de la lutte identitaire qui abreuve les différents indépendantismes. Cependant, ces nationalismes divergent sur un point fondamental que la question identitaire tend à effacer : la politique.
Je m’explique : ce n’est que récemment que les différents partis nationalistes ont décidé de s’allier afin de créer une coalition pour l’indépendance. En effet, les plus grands partis nationalistes de centre, de centre droit et de gauche créèrent pour les élections la coalition Junts pel Sí (« ensemble pour le oui »). Cette initiative remporta 62 des 135 sièges du Parlement catalan. Cependant, un parti indépendantiste n’entra pas dans la coalition Junts pel Sí : la Candidatura d’Unitat Popular, plus souvent connue comme CUP, qui n’a en commun avec les grands partis de centre droit que l’indépendance de la Catalogne. La CUP est en effet un parti d’extrême gauche anticapitaliste, qui, dans le contexte d’une République catalane indépendante, chercherait à sortir tant de l’Union européenne que de l’OTAN… Or, la CUP a remporté dix sièges sur 135 le 27 septembre dernier, ce qui veut dire qu’ensemble, les deux partis indépendantistes ont remporté 72 sièges sur 135, c’est-à-dire une majorité absolue au Parlement. Cependant, en termes de votes, l’indépendantisme n’a pas tout à fait obtenu 50 % des votes, mais bien 48 %… En ce moment, les deux partis négocient toujours l’investiture du président du Parlement, préparant du même coup une feuille de route politique vers l’indépendance.
J’en viens maintenant aux trois dates. Le 9 novembre 2014, le gouvernement catalan avait organisé un référendum qui fut finalement suspendu en hâte par le Tribunal suprême espagnol. Une consultation populaire informelle avait alors eu lieu. Le 25 mai 2015, des élections municipales et autonomiques (provinciales, dirions-nous) ont démontré que l’hégémonie de l’extrême droite au pouvoir était en chute libre, alors qu’elle perdait la mairie de grandes villes comme Madrid et Barcelone. Et enfin, le 20 décembre prochain, des élections générales nationales auront lieu en Espagne. Afin de redorer son image, l’ultra-conservateur Partido Popular au pouvoir a tenu la ligne dure avec le « sécessionnisme » catalan, redonnant vie aux spectres fascisants du passé et de ses mythes : une Espagne forte et unie.
L’aspect politique et formel de l’indépendantisme est donc en train de décider réellement de l’avenir de la Catalogne. C’est la CUP, en effet, qui détient la balance du pouvoir, et qui prend en ce moment son temps afin de consolider un projet politique qui rendrait irréversible un processus d’indépendance. Si le référendum tacite que furent ces élections a été en quelque sorte perdu par 2 %, le mandat de la coalition indépendantiste semble clair. Face à ce dernier, l’extrême droite au pouvoir a laissé entendre qu’une séparation de la Catalogne aurait des conséquences, laissant même planer le doute d’une possible intervention de l’armée… Entre ce mandat de préparer l’indépendance qui subit des tension ces semaines-ci et les élections de décembre, c’est l’avenir de l’Espagne, et en somme une possible montée de mouvements de gauche dans toute l’Europe, qui semble en jeu dans cette négociation entre Junts pel Sí et la CUP. Lors de la parution de ce numéro du Mouton, on devrait être en mesure de voir la direction qu’a prise cette situation on ne peut plus tendue et complexe.