
Les choses se bousculent aux tables de négociations entre professeurs et gouvernement québécois. Au moment où vous lirez ces lignes, il se peut que nous ayons une entente de principe ou, au contraire, que nous soyons au beau milieu d’une grève. Il me semble cependant nécessaire d’expliquer ici de quelle façon nous en sommes arrivés là.
Une lutte syndicale, comme n’importe quelle lutte sociale, se joue à plusieurs niveaux. Il y a bien sûr le nécessaire rapport de force, qui implique parfois de se salir les mains. Mais l’un des aspects les plus importants est l’appui populaire : il est souvent impensable de gagner sa cause si une part significative de la population ne la considère pas légitime.
Or, la logique néolibérale pénètre de plus en plus les esprits. Aujourd’hui, lorsqu’on aborde une lutte syndicale, on réfléchit moins en termes de bien commun qu’en termes d’intérêts qui s’affrontent. Et cela est vrai tant pour la partie patronale, le gouvernement, les syndiqués que pour les médias ou les citoyens qui observent la situation. Cela fait, entre autres, qu’on perçoit le syndicalisme différemment. Normalement, un travailleur non syndiqué qui constate les gains et les avantages obtenus par ses camarades syndiqués devrait en venir à la conclusion que le syndicalisme est un atout pour les travailleurs. Au contraire, ces gains et avantages sont souvent perçus comme des injustices, des privilèges abusifs auxquels les syndiqués devraient renoncer, sous prétexte que les non-syndiqués n’en bénéficient pas également. C’est du moins le genre d’arguments qu’on entend dans la bouche de nos dirigeants, relayés par des médias de droite décomplexés.
Cela rend donc de plus en plus difficile l’obtention de l’appui populaire. Cette difficulté est encore plus grande pour les employés du secteur public, et cela, pour deux raisons. Tout d’abord, notre patron, c’est l’État. Il est donc facile pour ses dirigeants de monter la population contre nous en affirmant qu’une augmentation de nos salaires se traduira par des hausses d’impôts ou des diminutions de services, ce qui n’est vrai qu’à condition d’adopter une vision néo-libérale très étroite des finances publiques. Mais notre patron sait également jouer sur les préjugés entretenus quant à notre qualité de vie. Je veux parler ici en particulier de la situation des profs. Bien que la population apprécie généralement notre travail, rares sont ceux qui se montrent réellement sensibles au retard salarial accumulé depuis les dernières décennies.
Mais notre lutte n’est pas que salariale. Et c’est là que, pour bien la comprendre, il faut admettre que l’intérêt personnel des profs est si intimement lié à l’intérêt collectif que la distinction n’existe plus vraiment. Certes, un enseignant peinant à joindre les deux bouts aura probablement moins d’enthousiasme et d’énergie à mettre dans ses cours, mais ça va plus loin. Quand une enseignante manifeste pour qu’on reconnaisse les étudiantes et les étudiants en situation de handicap comme pesant plus lourd dans le calcul de sa tâche, le fait-elle uniquement en pensant à ses conditions de travail ou en pensant à l’enseignement qu’elle espère pouvoir offrir à ces étudiants et aux autres? Quand un enseignant piquette devant son cégep pour que la coordination de son département soit élue démocratiquement, le fait-il uniquement dans son intérêt personnel ou au nom de principes plus nobles? Quand une enseignante d’un programme à faible effectif proteste contre la précarisation de son statut, le fait-elle en pensant seulement à sa situation ou parce que la suppression de son poste menacerait la survie d’un programme unique dans la région?
Le 1er mai dernier, les profs du cégep de Rimouski ont fait une grève illégale d’une journée. C’était une grève sociale, visant à dénoncer les mesures d’austérité touchant gravement les cégeps en région. Aujourd’hui, les profs disposent d’un mandat de grève légale afin de défendre leurs revendications. La loi québécoise empêche les syndicats de faire grève au nom du bien commun, pour d’autres motifs que leurs intérêts corporatistes. Pourtant, dans le cas du syndicalisme enseignant, cette distinction semble plutôt impertinente.
1. Ce n’est pas pour nous que nous travaillons.