
En tant que chercheur dans un institut de recherche progressiste, je me fais souvent interpeller sur la question de la pauvreté. Lorsqu’on me demande sur quoi je travaille, je parle de mes recherches sur le salaire viable et sur l’exclusion sociale. Je suis toujours surpris de la réaction hostile que peuvent susciter mes objets de recherche chez certaines personnes.
« Si les pauvres veulent s’en sortir, ils ont rien qu’à se trouver un emploi à temps plein », dira habituellement mon interlocuteur. Ce que ce discours sous-entend est que « les pauvres le sont parce qu’ils sont paresseux, parce qu’ils ne travaillent pas. » Si on examine de manière critique certains chiffres, on constate que ce discours ne cadre pas avec la réalité.
On assiste aujourd’hui, autant au Québec qu’ailleurs, à l’émergence d’une catégorie de salariés qu’on peut appeler « les travailleurs pauvres ». Cette catégorie de travailleurs pauvres existait avant 1995, mais au cours des 20 dernières années, ces gens qui peinent à arriver ont pris conscience de leur condition socio-économique et ont demandé à être mieux payés, comme en témoignent toutes les luttes aux États-Unis menées par les employés de restaurants de chaînes rapides pour obtenir un salaire horaire de 15 $.
Le salaire viable au Québec et l’érosion du pouvoir d’achat
Le taux de 15 $ de l’heure revendiqué par les employés des restaurants n’a pas été pensé de manière arbitraire. Il est enraciné dans les besoins quotidiens des travailleurs et des travailleuses.
Ce montant s’applique à bon nombre de situations au Québec. Par exemple, le salaire viable calculé par l’IRIS à Québec et à Montréal en 2015 tourne autour de 15 $ de l’heure. Cela veut dire qu’en travaillant 37,5 heures par semaine, après impôt et prestations, une personne seule sera en mesure de vivre et de se payer des études à temps partiel pour éventuellement changer de situation. Ce même salaire horaire permettrait à deux adultes qui travaillent à temps plein de subvenir aux besoins de deux enfants en plus de payer les études à temps partiel d’un des adultes.
Bref, un salaire viable est calculé en fonction des besoins des gens tout en donnant une marge qui permet aux travailleurs et aux travailleuses de sortir de la pauvreté. Cela dit, rappelons que, depuis le 1er mai dernier, le salaire minimum au Québec est passé de 10,35 $ de l’heure à 10,55 $. Il y a manifestement un manque à gagner, car non seulement le salaire minimum n’est pas viable, mais on constate qu’il a tendance à ne plus atteindre le seuil de la pauvreté. Dans le graphique qui accompagne le texte, on peut voir l’évolution du salaire minimum et du seuil de la pauvreté en dollars constants entre 1995 et 2015.
Le seuil de la pauvreté renvoie à une idée différente du salaire « viable ». Le seuil de pauvreté permet à quelqu’un de combler ses besoins de base, mais ne prend pas en compte les dépenses nécessaires pour participer pleinement à la vie en société. Être au seuil de la pauvreté n’offre aucune marge de manœuvre et ne correspond pas à un seuil viable.
En outre, soulignons qu’en 1995, le salaire annuel avant impôt de quelqu’un qui travaillait au salaire minimum à temps plein était plus élevé que le seuil de la pauvreté (aussi calculé avant impôt). À partir de l’an 2000, par contre, gagner le salaire minimum en travaillant à temps plein était insuffisant pour dépasser le seuil de la pauvreté. Et l’écart entre les deux n’a fait, depuis, que grandir. Cette situation se traduit par l’érosion manifeste du pouvoir d’achat pour les travailleurs et les travailleuses au salaire minimum.
La rupture d’un pacte
Ce phénomène n’est pas unique au Québec. Par exemple, il s’est produit aux États-Unis un peu plus tôt qu’au Québec. En 1979, une personne travaillant à temps plein au salaire minimum fédéral des États-Unis pendant un an gagnait 104 % du seuil de la pauvreté pour une famille monoparentale avec deux enfants. En 1989, une personne dans la même situation gagnait 70,5 % de ce même seuil. Malgré l’augmentation du salaire horaire minimum fédéral à 5,15 $ en 1997, la personne dans cette situation ne gagnait que 78 % du seuil de la pauvreté. À ce jour, les travailleurs et les travailleuses qui échangent leur force de travail contre le salaire minimum fédéral gagnent toujours un revenu qui est bien en dessous du seuil de la pauvreté.
Deux choses semblent claires. D’une part, on a rompu le pacte entre les travailleurs et la société ― laquelle affirme que, si on travaille, on peut se sortir de la pauvreté. D’autre part, il ressort que les mécanismes inhérents au système économique en place ne sont pas là pour servir les intérêts des travailleurs et des travailleuses, mais bien les individus qui s’enrichissent grâce au fait qu’ils peuvent payer de bas salaires à leurs employés.
Le préjugé qui veut que les pauvres soient paresseux est contestable à maints égards. Pour lutter contre ce préjugé, on devrait collectivement réfléchir à la manière dont on redistribue la richesse produite par le travail.