
Les compressions récentes de près de 300 millions imposées aux institutions d’enseignement supérieur par le gouvernement actuel suscitent, avec raison, de vives inquiétudes. Au-delà des craintes légitimes qu’elles soulèvent quant à la poursuite d’activités d’enseignement ou de recherche et à l’offre de services aux étudiants, ces « coupes » ébranlent les fondements de l’université. Saisir l’ampleur de cette remise en question implique un retour en arrière afin de retracer les origines des missions primordiales de cette institution.
L’université naît au tournant du 12e siècle, en plein Moyen Âge. À Bologne, Montpellier ou Paris, professeurs et étudiants, soucieux de se doter d’un espace de liberté, signent des contrats de formation les liant. Lieu de transmission des connaissances, l’université médiévale se donne pour mandat l’enseignement professionnel, qu’il soit médical, juridique ou théologique. L’enjeu de l’autonomie de l’université face aux différents pouvoirs de l’époque, l’Église, le roi ou la ville, est au cœur de l’institution dès sa création et sujet à des négociations parfois houleuses. Nombre de grèves sont là pour en témoigner à travers les siècles.
Avec l’apparition de l’université moderne en Prusse au 19e siècle, recherche et enseignement se conjuguent pour former la mission première de l’université. Physique, mathématiques, génie, sociologie, histoire, etc. s’ajoutent tour à tour à l’offre initiale. La nouvelle cohabitation de la recherche et de l’enseignement ne se fait pas sans accrochages; la première s’imposant parfois au détriment du second. Les gouvernements n’hésitent plus, particulièrement au 20e siècle, à investir massivement dans l’institution : non seulement y voient-ils une façon d’assurer le dynamisme du pays, mais aussi de se garantir une fonction publique compétente.
Depuis les années 1970-1980, et de façon accélérée depuis une vingtaine d’années, une troisième mission émerge : l’innovation. Buzzword par excellence des ministres, doyens et recteurs de ce monde et comprise dans une perspective de mondialisation, l’innovation vise à positionner les pays sur la scène économique et à assister les entreprises dans leur rôle libéral traditionnel de moteur économique. Aujourd’hui, dans la course à la performance et compte tenu de l’importance de la recherche appliquée et de la technologie sur la scène économique, l’entreprise a besoin de l’appui des universités.
Là où le bât blesse, c’est dans l’application de ces politiques d’innovation, dans la mesure où elles viennent avec du financement. La question de l’autonomie universitaire continue donc d’être un enjeu de nos jours. La menace qui pèse sur cette autonomie change cependant de visage pour prendre celui des contraintes économiques relayées par le pouvoir politique. Une tension en découle, car l’innovation se fait la plupart du temps au détriment de la recherche fondamentale et du fonctionnement général des universités. Ce n’est pas seulement une nouvelle mission qui s’ajoute aux deux autres : elle tend à vouloir les englober dans une redéfinition majeure du mandat universitaire.
En 1995, alors que le gouvernement de Lucien Bouchard sabre en éducation – et ailleurs! – au nom de l’atteinte du déficit zéro, la manœuvre entraîne des contractions qui laissent des traces perceptibles encore aujourd’hui. À l’aube du troisième millénaire, alors que le réinvestissement pointe, l’argent est accordé selon les règles du new public management : contrats de performance du ministre péquiste de l’Éducation de l’époque François Legault; Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation du ministre libéral Raymond Bachand. La direction est claire : l’université est tenue de se plier aux règles du marché et d’accélérer ses collaborations avec l’entreprise. Pour être financées par le gouvernement, la recherche et la formation doivent de plus en plus générer des retombées économiques sonnantes et trébuchantes. À terme, c’est la recherche dite « fondamentale » et évaluée par les pairs – porteuse elle aussi d’innovations majeures, mais à long terme – qui est ébranlée, mais aussi l’esprit critique, l’analyse sociale prise dans son sens le plus large, la participation active des universitaires, enseignantes et enseignants ou étudiantes et étudiants, à toutes les sphères de la société. L’université n’est pas un simple guichet automatique à diplômes ou un buffet à subventions pour des entreprises peu enclines à investir d’elles-mêmes en recherche et développement. L’université, c’est aussi, comme l’a dit récemment le sociologue Gilles Gagné, « l’un des grands incubateurs de la société, le lieu où ce qui vit s’empare du passé avant qu’il ne meure et le jette en avant pour y prendre appui1 ».
Les compressions actuelles se font, encore, au nom de l’équilibre budgétaire, le gouvernement affirmant que le réinvestissement suivra lorsque l’objectif sera atteint. À la lumière des orientations des dernières années, on peut craindre que ce réinvestissement se fasse selon les règles de moins en moins contestées de la recherche de profits et d’appui à cette nouvelle mission de l’université. L’innovation, aussi importante puisse-t-elle être, se fait au détriment des autres missions de l’université et fragilise la reconnaissance du rôle multiple de ses acteurs, qu’ils soient professeures, professeurs, chargées et chargés de cours ou, bien entendu, étudiantes et étudiants.
- Gilles Gagné, « L’Université de la société », Trahir (blogue), 9 avril 2015, trahir.wordpress.com.