
On ne le dira jamais assez : aujourd’hui c’est ce qui au Québec nous fait le plus défaut et explique tant de nos difficultés : notre incapacité à disposer d’une authentique option politique émancipatrice de gauche et à en faire usage avec audace et détermination. Il ne nous manque pourtant ni de volonté de lutter, ni d’occasions de le faire, ni même d’instruments à notre disposition pour cela. Le printemps 2015 le montre à satiété. Mais c’est comme si nous n’arrivions pas à nous défaire de ces vents de droite si envahissants; comme si nous ne parvenions pas à redevenir une force collective qui compte.
C’est le premier constat qu’il faut faire. En dépit d’un fort taux de syndicalisation (près de 40 % de la main-d’œuvre active), en dépit d’un mouvement communautaire et populaire enraciné, en dépit de mouvements sociaux très actifs (il suffit de penser au printemps érable), en dépit de l’existence de partis, certes petits mais clairement identifiés à gauche, comme Québec solidaire, ou aspirant sans ambiguïté à l’indépendance, comme Option nationale, eh bien, en dépit de tout cela, rien ne semble pouvoir arrêter cette entreprise de démolition sociale et nationale dans laquelle se sont jetés tête première les libéraux de Philippe Couillard! Une véritable « politique de choc », pour reprendre la formule de Naomi Klein, qui nous fait bien apercevoir comment le néolibéralisme – avec ses politiques du tout au marché et de mise à sac du bien commun et de son gardien, l’État providence – est en train de s’incruster dans nos vies à la vitesse grand V, de devenir – monopole médiatique à l’appui – largement, très largement hégémonique. Comment a-t-on pu en arriver là?
Crise de la représentation politique
Pour comprendre le phénomène et surtout tenter d’y trouver une parade, on ne peut que revenir à l’histoire, à cette histoire qui parfois pèse « comme un cauchemar » sur le cerveau des vivants. Car nous sommes – que nous le voulions ou non – les héritiers d’une formidable crise de la représentation politique dans laquelle non seulement le Québec, mais aussi une bonne partie de l’Occident sont entrés depuis une trentaine d’années. Une crise qui fait que nous sommes devenus les orphelins de modèles politiques de rechange (communiste, social-démocrate, national-populaire), largement décrédibilisés qu’ils ont été dans le sillage de la chute des pays dits socialistes et du redéploiement du capitalisme néolibéral à l’échelle du monde. Au Québec, cela s’est traduit par l’affaissement du Parti québécois hanté par des crises récurrentes. Ce qui fait que d’amples secteurs de la population sont aujourd’hui désabusés, gagnés par la désorientation et le cynisme, le repli sur soi, quand ils ne sont pas devenus hypersensibles aux sirènes d’un populisme droitier et autoritaire.
D’où les défis considérables qui pèsent sur la gauche toutes tendances confondues : comment reconstruire une option politique à gauche puissante et attrayante qui, tout en tirant des leçons des échecs du passé, sache tenir compte autant des défis posés par les temps présents que des particularités mêmes du Québec (la fameuse question nationale)? Et comment le faire, alors que comme jamais le monde se trouve sous la coupe réglée d’une petite minorité prédatrice extrêmement puissante, avide de développements financiers, pétroliers et miniers tous azimuts, en voie de réussir à faire passer avec succès ses seuls intérêts pour ceux de tous et de toutes?
Reconstituer la puissance des gens d’en bas
On voit mieux ainsi ce qu’il reste à faire : il ne s’agit pas seulement de maintenir en l’état, ainsi que l’expliquait Hannah Arendt, « un espace entre les hommes », en somme de protéger la démocratie libérale et ses espaces de représentation, il s’agit aussi et surtout de reconstituer la puissance commune, la force collective des gens d’en bas, de l’ensemble des classes subalternes, de manière à en faire un pouvoir contre-hégémonique capable – dans les faits – de contrecarrer les volontés de contrôle et d’appropriation des élites d’aujourd’hui. Ne l’oublions pas, la démocratie c’est aussi et surtout un mouvement de transformation sociale et politique : celui qui, comme l’indique Jacques Rancière, permet à ceux et celles qui n’ont rien – ni naissance, ni argent, ni expertise – de surgir sur la scène sociale et politique afin d’occuper l’espace de décision qui leur revient.
Au Québec, bien des éléments sont là pour que la sauce prenne en ce sens. Mais d’autres manquent. À commencer par cette volonté de se regrouper par-delà toutes les différences, pour faire cause commune, en cette année 2015, contre l’austérité. Étudiants, syndicats, groupes communautaires : même combat! À commencer aussi par cette aspiration à combiner ce que tant s’emploient à séparer : luttes sociales et luttes des femmes, luttes écologiques et luttes nationales, luttes syndicales et luttes politiques. Faire de la politique, ce n’est pas seulement aller au parlement, ni non plus chercher à préserver coûte que coûte des acquis sociaux qui ne cessent de s’effilocher. Faire de la politique, c’est cet art de l’intervention qui permet de redonner au peuple d’en bas la puissance dont il a besoin pour décider enfin des lois auxquelles il a choisi d’obéir.
Saura-t-on se le rappeler?