Ce texte est publié dans le cahier spécial « Le GRIDEQ 40 ans de partage et de croisement des savoirs » publié pour souligner les 40 ans du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional, de l’est du Québec (GRIDEQ).
Mario Handfield est professeur au département Sociétés Territoires et Développement UQAR.
Le contexte économique des entreprises agricoles les rend plus difficiles à transférer et à reprendre financièrement, ce qui oblige à accroître de plus en plus la part du don, avec les iniquités qui en découlent entre les générations, ainsi qu’au sein de la fratrie. Le don devient plus que jamais une dimension sociale majeure dans l’équation de la transmission. Ce faisant, les tensions peuvent monter entre les membres de la famille, et la solidarité, se rompre. De même, des aspects culturels comme l’identité et les valeurs subissent de fortes pressions sociales qui peuvent conduire à décider de mettre un terme au processus de succession de la ferme familiale. Citons le mode de vie moderne qui n’est pas en phase facile avec les exigences du travail agricole et l’intolérance que l’on peut collectivement manifester à l’égard des inconvénients de certaines pratiques agricoles. Ces éléments, et bien d’autres encore, ont une incidence sur la volonté de transmettre et d’apprendre le métier, et donc de transférer et de reprendre la ferme. On peut comprendre qu’un ensemble de facteurs finit par conduire plusieurs agriculteurs à démanteler leur entreprise.
Pourtant, chaque ferme perdue constitue pour la société la perte nette d’un patrimoine territorial, c’est-à-dire un patrimoine certes économique, mais aussi social, culturel, paysager, etc. Car l’agriculture remplit bien plus que des fonctions économiques; elle fournit à la société de multiples biens et services : occupation et mise en valeur du territoire, autonomie alimentaire de la nation, entretien des paysages ruraux, transmission de savoirs ancestraux, développement de pratiques innovantes et adaptatives, vitalisation économique et sociale des communautés rurales et des villes régionales, etc. Cette multifonctionnalité, qui n’est pas considérée dans le prix des denrées alimentaires et pas couverte par les programmes de soutien à la production, pourrait constituer un socle important pour reconnaître la pleine valeur de l’agriculture comme vecteur de développement, parmi d’autres, des différents milieux de vie ruraux et péri-urbains.
Une autre part importante de cette revalorisation de l’agriculture passe par la nécessité d’une agriculture plurielle : des produits de grands volumes aux côtés de produits distinctifs de niche ou de spécialité, une agriculture productiviste aux côtés de productions artisanales et biologiques, des agricultrices et des agriculteurs qui perpétuent leur patrimoine d’une génération à l’autre aux côtés de néo-ruraux qui décident de démarrer une entreprise agricole. Cette pluralité des économies, des modes de production et des identités agricoles enrichit la ruralité, le milieu agricole et la société tout entière par cette diversité. D’ailleurs, la sagesse agricole n’enseigne-t-elle pas de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier?
Démarrer une entreprise dans le secteur bioalimentaire est déjà difficile dans le contexte réglementaire complexe, et qui s’inscrit parfois à l’encontre du développement des filières et des territoires. Mais plus difficile encore est de durer et de pérenniser l’entreprise dans un environnement économique qui tend à considérer l’agriculture telle une marchandise comme les autres. Les problèmes agricoles ne sont pas aussi évidents à régler qu’on voudrait bien le croire. Dans les multiples enjeux au cœur desquels se trouvent l’agriculture, les intérêts des différents acteurs de tous ordres et niveaux ne convergent jamais parfaitement. Ainsi, l’équilibre que la société cherche constamment à atteindre pour son secteur bioalimentaire en termes économiques, sociaux et environnementaux, et pour lequel on travaille collectivement à définir et à construire les conditions que l’on croit utiles ou les meilleures, est façonné par les différentes réalités d’un monde où les agricultures territoriales se tissent sur un contexte global.
L’équilibre reste donc une utopie, mais qui motive néanmoins consommateurs et producteurs agricoles à continuer de travailler pour préserver et renforcer une agriculture de proximité. Pour cela, nos actions, nos politiques, nos choix sociétaux devraient prendre soin de nos agriculteurs et agricultrices, valoriser notre territoire agricole, favoriser l’innovation tout en préservant le patrimoine, faire de la place aux néo-agriculteurs et néo-agricultrices, faciliter tant la transmission familiale que non familiale des entreprises agricoles, et laisser l’entrepreneuriat rural s’exprimer dans les multiples maillons de la chaine de valeur, de la ferme à la table.
Pour en savoir plus
Fortin M.-J. et M. Handfield (2012) De la ressource bioalimentaire au produit distinctif : dynamiques entrepreneuriales et accompagnement public en Chaudière-Appalaches, au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie (Rapport de recherche remis au MAPAQ), Rimouski : Chaire de recherche du Canada en dév. régional et territorial, UQAR.
Handfield M. (2010) « La reconnaissance, la valorisation et la rétribution de la multifonctionnalité de l’agriculture : quelle incidence sur la transmission et la pérennisation des fermes familiales? » dans La multifonctionnalité de l’agriculture et des territoires ruraux : enjeux théoriques et d’action publique, Rimouski : GRIDEQ et CRDT, 137-154.
Handfield M., Boisjoly J. et B. Jean (2008) Les logiques et stratégies d’équité et de financement du transfert de la ferme familiale (Rapport de recherche remis au MAPAQ), Rimouski, UQAR.
Handfield M. (2006) Étude des facteurs culturels et sociaux dans l’abandon du processus de succession au sein des entreprises agricoles familiales : analyse des logiques et des stratégies des partenaires à partir de la perspective des prédécesseurs familiaux (Thèse de doctorat en développement régional), Rimouski, UQAR.
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