Ce texte est publié dans le cahier spécial « Le GRIDEQ 40 ans de partage et de croisement des savoirs » publié pour souligner les 40 ans du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional, de l’est du Québec (GRIDEQ).
Nathalie Lewis est professeure, département Sociétés, territoires et développement UQAR.
En quoi des inégalités environnementales seraient-elles reliées à des inégalités sociales ? Dire que les riches bénéficient d’un meilleur environnement que les pauvres peut certes sembler spontanément logique : les premiers disposant de plus de ressources pourraient forcément bénéficier de meilleures conditions et d’une meilleure qualité de vie sur un territoire donné. Ainsi l’accès à l’eau potable, la proximité d’industries polluantes, la dépendance aux ressources naturelles, etc., participeraient-elles au renforcement des inégalités sociales.
Mais l’idée, sans doute trop évidente, est loin de faire lever la mobilisation citoyenne. Tout d’abord, ces inégalités sont elles-mêmes peu prises en considération par les décideurs et les politiques publiques. Ensuite, inégalités sociales et inégalités environnementales sont souvent peu reliées entre elles lors de grandes mobilisations collectives, et ce, à une époque où, comme le montrent bien des économistes mondialement reconnus, tels que Stiglitz ou Piketty, les inégalités n’ont jamais été aussi fortes. Sans doute faut-il alors se poser la question autrement. Si inégalités sociales et inégalités environnementales paraissent liées et que cette association ne semble guère émouvoir grand monde, c’est que quelque chose se joue dans la dynamique même des inégalités. Alors que nous avions toujours été habitués à penser les inégalités de manière distincte et séparée (les inégalités environnementales dans le domaine de l’environnement et les inégalités sociales dans le domaine socio-économique), aujourd’hui quelque chose se jouerait dans leur association. Là où autrefois nous percevions les inégalités par oppositions et juxtapositions entre les riches et les pauvres, les inclus et les exclus, eux et nous, la ville et les ruraux, etc., il faut se rendre compte que ces inégalités renvoient désormais l’une à l’autre tout au long d’une chaîne qui les relie étroitement. Elles se superposent et se renforcent les unes les autres, mais ce, de façon invisible. Le cas de l’acceptation du passage d’un oléoduc, par exemple, ou d’extraction d’hydrocarbures dans le sous-sol d’une municipalité semble relever d’une étude classique des inégalités (injustices) environnementales. Pourtant, cette seule lecture environnementale demeurerait bien incomplète si elle n’intégrait pas les dimensions socioéconomiques. Ainsi, penser les inégalités de façon distincte ne permet pas de comprendre les interactions sociales concrètes qui se jouent au niveau des territoires. Or, ces interactions, ces tensions deviennent centrales dans notre façon de construire notre vivre-ensemble.
Ainsi, penser les inégalités de façon distincte ne permet pas de comprendre les interactions sociales concrètes qui se jouent au niveau des territoires.
Nous ne sommes plus inégaux en tant que riches ou pauvres, mais également en tant qu’homme ou femme, détenteur d’un diplôme ou non, habitant de la ville ou des campagnes, personne en bonne santé ou malade, jeune ou vieux, habitant de souche ou immigré, personne vivant en couple ou personne isolée, etc. La dynamique des inégalités se modifie sensiblement et le rapport aux inégalités s’individualise : chacun essaie de s’en sortir en cumulant le moins d’inégalités possible. Si je suis chômeur mais homme vivant en couple, je m’en sors finalement mieux qu’une femme chômeuse vivant seule avec enfants à charge. Dans un univers où se superposent et se renforcent les inégalités, cette individuation apparaît comme une nouvelle donne. Pour autant, à l’échelle d’un territoire, il ne faut pas perdre de vue que la dynamique productrice de ces réalités individuelles demeure foncièrement collective. Elle est, pour ne prendre que le Bas-Saint-Laurent en exemple, visible par des choix historiques d’occupation et de construction du territoire (liés en grande partie à l’exploitation des ressources naturelles). De fait, cette tension entre cette perception subjective des inégalités et leur ancrage objectif dans l’épaisseur historique et collective, loin de s’opposer l’une à l’autre, participe à la définition d’un projet visant à habiter ensemble un territoire. C’est désormais à partir des conditions subjectives concrètes de vie (« ce que moi je vis au cœur de mon espace sensible ») que s’évaluent et se jaugent concrètement les inégalités. Loin de l’anomie souvent pointée du doigt, loin d’un simple mouvement individualiste de « pas dans ma cour », c’est cette dynamique citoyenne qui s’énonce et se déploie potentiellement là. De façon « positive », comprendre, dire et relier ces multiples réalités (et inégalités) offre une base pour le dialogue et la construction de projets collectifs socio-environnementaux.
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