«Je suis cet alliage entre rêve, écriture et réel », fait dire Marise Belletête à l’un de ses personnages. Cette parole pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’ensemble du premier roman de la doctorante en lettres de l’Université du Québec à Rimouski, publié chez Triptyque en 2014.
Dotée d’une plume d’une élégance exquise, l’auteure « découpe » le réel et la fiction, et rend hommage aux mots et aux histoires, qu’elle entrelace telle une dentellière inspirée.
En effet, elle coud, elle pique la page comme une soie, comme une peau, elle brode des scènes, motif à motif, avec finesse et précision, autour d’un cadeau d’outre-tombe : le journal d’un père « abandonneur » d’enfant, voyageur, archiviste de contes. Entre les fragments laissés par le père, la narration d’Ève, point à point, compose la trame de sa jeune vie.
L’auteure travaille par fragments « jeux de piste », dont les titres évoquent les contes de l’enfance, non sans une pointe d’humour – « La liste noire des princes charmants », « Bottes de sept lieux en solde », « Les tatouages de Barbe-Bleue » –, et entre lesquels se glissent, en intercalaires, des légendes empreintes de magie et la voix implacable de cette Ève, fille de la Carabosse à l’œil de verre envahissant.
Il est question du tissu immatériel de l’enfance et du passage à l’âge adulte, de cet héritage de fils ensorcelés avec lesquels nous tramons les symboles et les métaphores comme des formules magiques : « […] l’enfant reçoit ses dons et son petit manuel d’instruction; une aura la beauté et l’autre la bonté, une sera louée pour sa grâce et l’autre ne sera que grasse, mais intelligente pour deux, etc. Ce premier lit conserve le surplus féérique des formules perdues ou des sorts lancés en ricochet par les Carabosse en tout genre », confie le père comme une réponse en retard à sa fille, qui écrit vingt pages plus tôt : « Trop longtemps, j’ai été embobinée. Par les fils de diverses histoires […]. On m’a bien ficelée. On n’a laissé qu’un minuscule lest dans ma corde, pour tourner autour de mes envies d’aller voir ailleurs. »
Ainsi, Ève nous fait-elle découvrir sa famille de femmes dérangées – une grand-mère Louve, une mère Blanche-Haine, une tante Sirène –, leurs liens à la fois doux et amers, leurs amours abîmés, leurs sensibilités rapiécées. Elle nous montre des ogres, des ours et des vilaines, le prince dont elle n’est pas amoureuse, sa Tanière, ses gardiennes, sa soif d’aventures.
Bref, Ève se demande si elle existe vraiment, dans un quotidien dont le canevas est tressé de non-dits mortifères, d’absences, de silences, d’obsessions, de folie, de néant.
Ici, comme la famille, le service de porcelaine est dispersé. Entre les morceaux, il y a des histoires de plumes magiques, de maison de verre, de perte de visage, car dans cette étoffe fantastique, « les mots, les séquences, les chapitres n’ont plus à se suivre », « il n’y a plus d’espace ou de chambre interdite entre le vrai et le faux ». Ce qui compte vraiment, c’est « la beauté du fragment auquel l’infini peut s’accrocher ».
« Seule dans une grotte, les yeux fermés, dans l’obscurité », Ève réinvente « les blancs découpant les phrases [elle suit] le texte à l’envers [découvre] d’où viennent tous ces mots, les [ramène] vers leurs racines », ses racines. « Dans la famille, les femmes deviennent folles, soudainement. Après s’être figées à la vue de leur propre sang », écrit Ève. Rouge sur blanc, elle brode la cape du Petit Chaperon rouge.
Ainsi, les fils, les motifs et les métaphores se croisent, se recroisent et nous guident comme autant de signes dispersés à la manière des cailloux du Petit Poucet et ourdissent la courtepointe qu’assemble Marise Belletête pour notre plus grand plaisir. Du grand art.
Marise Belletête, L’haleine de la Carabosse, Triptyque, 2014, 105 p.