
Trop de lettres « s » partout, mots disparus depuis longtemps, syntaxe décadente et virgules inopinées: l’ancien français décourage. Celui qui, pour cette raison, repousse la lecture de Montaigne depuis toujours sera peut-être tenté par la mollesse de ce raisonnement: tant qu’à trahir les recommandations de nos professeurs de philosophie, tant qu’à ne pas aller directement au texte original, aussi bien choisir un commentateur qui donne à son essai un titre rigolo!
Mais le lecteur qui ouvrira Un été avec Montaigne, d’Antoine Compagnon, croyant y loger sa paresse estivale comme on chausse une pantoufle, sera surpris, pour ainsi dire, par la rigueur du tricot. L’auteur a beau souscrire au goût du jour, a beau céder à la brièveté et hachurer sa vulgarisation en quarante micro-chapitres de trois pages, le vacancier, sur sa plage, se retrouvera, en fin de lecture, inévitablement éduqué, à tout le moins extrêmement bien renseigné sur l’œuvre de Montaigne, sa vie et ses idées.
On y apprend d’emblée que Montaigne écrit avant tout pour combattre l’éparpillement de la pensée que provoque chez lui l’oisiveté. Lorsqu’il abandonne sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux, c’est pour se consacrer à la lecture, à la réflexion et au recueillement. Mais sa retraite devient cauchemar. Son attention se fait de plus en plus déficitaire, sa tête de plus en plus frivole. « Dans la solitude, au lieu de trouver son point fixe et la sérénité, il a rencontré l’angoisse et l’inquiétude ». Lui-même compare son esprit d’alors à un animal fou : « Le cheval échappé, court en tout sens, se disperse ». Alors, il écrit pour dompter la bête avant qu’elle ne l’éjecte complètement. L’écriture, chez Montaigne, ça commence par une séance de rodéo.
Et ça débouche sur un projet, celui des Essais, sur lequel il travaillera toute sa vie. Il s’y met à nu, y expose son âme et ses pensées, sans compromis et sans masque, dans une terrible sincérité. Il disserte sur tout : le progrès, la politique, son amitié indéfectible pour La Boétie. Il y est souvent question de cheval. Car Montaigne aime le cheval comme Serge Bouchard aime le moteur à piston : comme une dépendance affective assumée envers la locomotion qui détermine son époque. Le philosophe de la Renaissance préfère penser sur un cheval. « Le corps n’y est ni oisif ni travaillé. Je me tiens à cheval sans démonter, tout coliqueux que je suis, et sans m’y ennuyer, huit et dix heures ». Mais un jour, il tombe. « Grâce à cette chute de cheval, nous informe Antoine Compagnon, Montaigne, avant Descartes, avant la phénoménologie, avant Freud, anticipe sur plusieurs siècles d’inquiétude sur la subjectivité; et il conçoit sa propre théorie de l’identité – précaire, discontinue ». « Ceux qui prétendent aller au fond des choses, affirme encore Montaigne, nous trompent, car il n’est pas donné à l’homme de connaître le fond des choses. Et la diversité du monde est si grande que tout savoir est fragile ».
Pour l’estivant sur la plage, qui espérait le calme et l’apaisement, rien de moins réconfortant que d’être assailli par ce désagréable vertige métaphysique. Ce sentiment persistera probablement pendant toutes les vacances, poursuivant le touriste jusque dans son roman policier, ouvert en renfort, mais dans lequel il ne sera plus capable de s’absorber, souffrant désormais d’une pleine ouverture de l’âme, sensible à la précarité des idées. La crème solaire appliquée en couches épaisses n’apaisera pas la brûlure, plus profonde, d’un été passé avec Montaigne. Une pensée honnête, ça n’est jamais reposant.