Champ libre

Quand les rêves politiques étaient en haute définition

Par Jean-François Aubé le 2014/04
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Champ libre

Quand les rêves politiques étaient en haute définition

Par Jean-François Aubé le 2014/04

Mathématicien, logicien et philosophe réputé, le regretté Bertrand Russell sympathisait aussi avec les idées libertaires. Sa notoriété et son engagement ont offert un surcroît de crédibilité à un courant politique marginal trop souvent abandonné aux préjugés simplistes. Pas étonnant que Noam Chomsky en parle comme d’une de ses grandes inspirations intellectuelles. Les deux anarchistes à cravate partagent plusieurs valeurs, dont une confiance indéfectible en la raison et en la créativité humaine.

Tout récemment réédité par Lux Éditeur, Le monde qui pourrait être, écrit en 1918, visait à introduire un peu de clarté dans le bouillonnement politique de l’époque. Russell y décrit un moment de l’histoire des idées politiques et trace un portrait lucide du rêve socialiste, tel qu’il se développait à ce moment.

Dans cet album souvenir, Marx se trouve évidemment à l’avant-plan. Russell décrit avec lucidité son approche quasi scientifique de l’Histoire et rappelle la position inédite et ambiguë de son discours révolutionnaire : « […] plutôt que de plaider en faveur d’une révolution socialiste, Marx en prédit l’avènement ». Après avoir vulgarisé le Manifeste du parti communiste, « un ouvrage étonnant de puissance et de vigueur », Russell remet à sa place Le Capital, qui expose selon lui une « [d]octrine très compliquée dont la valeur en tant que théorie pure est difficilement soutenable ». Puis l’auteur nous fait revivre les nombreuses querelles de Marx avec l’anarchiste Bakounine, car entre le capitalisme et le socialisme d’État, il y eut toujours une troisième voie possible. Russell présente clairement l’anarchisme, en critique certains aspects avant de lui préférer l’un de ses dérivés, l’anarcho-syndicalisme, dans lequel, dit-il, la théorie et l’action ne sont pas séparées. « L’anarcho-syndicalisme prit naissance à partir d’une organisation déjà existante, et élabora les idées qui lui convenaient, tandis que le socialisme et l’anarchisme débutèrent par les idées et ne développèrent qu’ensuite les organisations qui devaient les diffuser. »

Le plus grand plaisir de l’essai réside dans sa deuxième partie. Russell y imagine, avec moult détails, à quoi ressemblerait une société qui appliquerait les principes anarchistes. Il suggère des moyens pour réduire le nombre d’heures de travail pour tout le monde, réfléchit à la proposition libertaire qui consiste à ne pas du tout imposer le travail, présente des modalités de répartition gratuite des denrées de base et énonce quelques réserves quant à l’absence totale de loi, principe que préconisent plusieurs anarchistes. Il n’en finit pas d’inventer jusque dans ses moindres recoins une société future et idéale. C’est cette précision dans l’imagination qui émeut, car tellement loin de nous. Par elle, on mesure l’inaptitude contemporaine à penser le futur.

Car définir la société de demain avec une si grande minutie n’est plus envisageable aujourd’hui. Avant, l’expression « haute définition » pouvait qualifier notre vision du futur. La naïveté nous donnait l’audace de penser dans le détail, l’espoir donnait de la résolution à nos rêves, l’imminence d’un véritable changement offrait de la netteté à nos idéaux. Mais la haute définition a quitté l’avenir pour s’emparer du présent; elle nous englue dans la clarté hagarde du cynisme et nous fixe aux écrans éblouissants du court terme. Quand les plus idéalistes d’entre nous peinent seulement à s’arracher aux dogmes du néolibéralisme et de la croissance, il est normal d’éprouver de la nostalgie pour ce temps révolu où rêver était un exercice rigoureux et exigeant, dans lequel on investissait toute la clarté de la raison et la créativité de l’imagination.

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