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On achève bien les « chevreux »

Par Pierre Landry le 2014/01
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On achève bien les « chevreux »

Par Pierre Landry le 2014/01

Un soir de semaine d’automne ordinaire. À la télé, de frasque en frasque, les grosses faces de Ford et Duffy se succèdent, crevant l’écran tour à tour, tristes clowns obèses d’obédience conservatrice qui clapotent à la surface de l’imbécillité comme deux marsouins échoués sur le rivage du ridicule. Tout à coup : un bruit sourd venant de l’extérieur. Ma blonde me regarde, je regarde ma blonde. Un silence. Des pas sur le perron.

Excusez-moi, j’viens d’frapper un chevreuil. Pourriez-vous appeler le 911, s’il vous plaît? Blessée? Non, un peu ébranlée, des raideurs dans le cou. Personne d’autre dans la voiture? Non. La vitre est fracassée du côté du chauffeur. Une patte ou un sabot qui a revolé, j’pense. L’auto est en bordure du chemin. Pas de trace de l’animal. La fille du 911 me demande si le sac gonflable s’est déployé. Non. Pas besoin d’une ambulance? Je vous transfère à la Sûreté.

Le faisceau de ma lampe de poche éclaire faiblement. Va falloir acheter des piles. La pauvre jeune fille arrive de son quart de travail à la Villa Maria de Saint-Alexandre. Elle habite Saint-Antonin. Son chum ne peut pas venir la chercher, il s’occupe de leur bébé qui n’a pas six mois. L’auto est bien garée, elle n’empiète pas trop sur le rang. Le hood est ben magané. La fille est dépitée. Maudit, c’est astheure qui fallait qu’ça arrive! On marche un peu jusqu’au point de l’impact. Traces de freinage, miroir arraché au milieu de la chaussée. Et puis là, juste de l’autre côté du fossé, en contrebas, la pauvre bête qui respire encore, déconfite, et qui semble trouver que les pommes du verger n’ont jamais eu un goût aussi amer.

Une quinzaine de minutes à passer d’un spot à l’autre pour évaluer les dégâts. Enfin, les gyrophares s’annoncent en éclaboussant le paysage comme ça se voit rarement dans nos contrées. Les têtes des épinettes passent du rouge au bleu comme un électeur dans l’ancien temps qui saurait pus trop pour qui voter. Claquement de portières. Un policier, une policière, avec chacun, chacune, le parfait attirail, la panoplie complète, jusqu’au gun accroché à la ceinture. L’appareil griche et le policier tourne la tête pour parler à son épaule. Dix quatre. Un vrai film, les nouvelles à la télé n’étaient pas aussi excitantes. Constat d’usage. La policière invite la fille à monter dans la voiture qui continue à splasher ses rayons rouges et bleus avec la même intensité que s’il s’agissait d’un accident avec des morts et des blessés. Le rang Saint-Charles n’en revient pas qu’on s’intéresse autant à lui.

Je suis resté seul avec le policier. Je lui montre le chevreuil. Sa lampe de poche a l’air du spot de la Place Ville-Marie comparé à mon bidule. Il parle encore à son épaule, m’explique qu’il essaie d’entrer en contact avec un garde-chasse pour qu’il vienne achever le chevreuil. Les policiers ont eux aussi le statut de garde-chasse, m’explique-t-il encore, mais ils doivent tout de même s’en référer à eux. Aucun n’est disponible, mais l’autorisation est donnée : achève la job que le char n’a pas terminée.

Me tiendriez-vous la lampe de poche, s’il vous plaît? La bête lève mollement la tête, ses grands yeux effarés brillent comme des SOS qui s’agitent dans l’orbite du vide. Qu’est-ce qui m’est arrivé? Un peu des poils blancs de sa queue s’est répandu autour d’elle. C’est une femelle. Le policier s’approche. Dégaine son revolver. Le film semble de plus en plus excitant, mais je me serais tout de même contenté de mes deux faces blêmes de bélugas de tout à l’heure. Un premier coup. POW! La pauvre bête se contracte, mais ce n’est pas suffisant. POW! Voilà, ça y est. On remise la voiture. La municipalité viendra cueillir la carcasse demain. Mais rien ne se perd et, au matin, outre un essaim de corneilles, je fais fuir une bête, chien errant, loup ou coyote, en train de se payer un snack.

À mon retour du travail, plus de voiture, plus de chevreuil. À peine quelques éclats de verre qui scintillent sur le noir de l’asphalte. Et à la télé quelques heures plus tard, les nouvelles font toujours leurs choux gras des deux pourceaux de la veille. C’est ben pour dire.

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