Politique

Démocratie : que cache ce mot?

Par Francis Dupuis-Déri le 2014/01
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Démocratie : que cache ce mot?

Par Francis Dupuis-Déri le 2014/01

Commençons par ce qui peut sembler anecdotique : si l’on prend en considération le nombre de personnes inscrites sur les listes électorales et le taux d’abstention, Denis Coderre élu en novembre à la tête de Montréal et Philippe Couillard élu député en décembre n’ont été choisis que par 15 % des personnes qui pouvaient voter. Quant au Parti québécois, il règne depuis septembre 2012 avec un appui de seulement 24 % des électeurs. Et dire que l’on pense le plus souvent que la démocratie est le règne de la majorité…

On pense souvent aussi qu’en démocratie, c’est le peuple qui gouverne. Or au Québec, il n’y a que 125 sièges à l’Assemblée nationale, et bien moins au Conseil des ministres, pour une population de 8 millions d’habitantes et d’habitants. Une infime minorité est donc au pouvoir. Il est alors plus exact de parler d’aristocratie élective que de démocratie.

Cette aristocratie élective est différente de l’aristocratie héréditaire, puisqu’on n’accède pas au pouvoir par filiation biologique (quoique dans les familles Johnson au Québec, Trudeau au Canada et Bush aux États-Unis, la filiation semble influer sur la capacité à se saisir du pouvoir). Mais le régime reste tout de même aristocratique. D’ailleurs, plusieurs philosophes de renom, comme Montesquieu, Spinoza et Rousseau, considéraient que l’élection relevait de l’esprit de l’aristocratie, puisqu’il s’agit de sélectionner quelques individus parmi la masse, pour les hisser au sommet — et on prétend choisir « les meilleurs ».

Peut-être plus intéressant encore, les « pères fondateurs » des régimes électoraux modernes aux États-Unis et en France au XVIIIe siècle disaient dans leurs discours, leurs pamphlets, leur correspondance privée, ne pas vouloir établir une démocratie, un régime qu’ils détestaient et associaient à la tyrannie des pauvres et au chaos. Ils étaient donc ouvertement antidémocrates, et désigner un adversaire comme « démocrate » permettait de le présenter sous un mauvais jour, de l’identifier à un égalitarisme déraisonnable et dangereux.

Il faudra attendre 1830 aux États-Unis et environ 1840 en France pour que les politiciens (ici, aucun besoin de féminiser les termes) voulant se faire élire commencent à se présenter comme démocrates, espérant ainsi séduire l’électorat de la classe laborieuse. Se déclarer partisan de la démocratie (le mot évoquant le peuple et l’égalité) permettait d’apparaître comme un ami du peuple. C’est Andrew Jackson qui sera le premier candidat à la présidence des États-Unis à se dire « démocrate ». Il remportera l’élection, si bien qu’aux élections suivantes, tous les candidats chercheront à s’identifier comme « démocrates » et à prouver que les autres usurpent l’étiquette. Les journaux de l’époque expliquent qu’il s’agit bien d’une bataille pour le contrôle d’un mot, ce que l’on nommerait aujourd’hui du « marketing politique ».

Vers 1850, les élites politiques s’entendaient pour dire que le régime américain était démocratique. En France, il y avait alors des monarchistes démocrates et on prétendait des deux côtés de l’Atlantique que même Dieu aimait la démocratie. En deux générations à peine, quel bouleversement étonnant! Surtout qu’il n’y a pas eu de transformation fondamentale (ou constitutionnelle) dans la structure même du régime qui aurait justifié de le rebaptiser : ce ne sont toujours que quelques politiciens qui gouvernent, et le peuple doit se contenter de les élire.

Francis Dupuis-Déry, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, 2013.

Au Canada, qui est encore aujourd’hui une monarchie, c’est lors de la Première Guerre mondiale que l’élite politique, dont le premier ministre conservateur Borden, va s’approprier cette rhétorique démocratique. Là encore, rien de nouveau dans l’organisation du pouvoir qui explique ce changement d’appellation. Mais avec la Première Guerre mondiale, l’élite exige du peuple des sacrifices humains et matériels exceptionnels : lui faire croire qu’il souffre pour le bien de la démocratie, et donc pour son propre bien, facilite cette mobilisation. À l’époque, quelques commentaires déplorent d’ailleurs cette utilisation abusive du mot « démocratie », notant qu’au Canada, on demande de mourir pour la démocratie, mais qu’on ne vit pas en démocratie.

On comprendra alors que croire aujourd’hui que nous vivons en démocratie relève de l’illusion. Mais peut-on penser autrement, puisqu’on nous le répète sans cesse, dès l’enfance et l’école primaire? Pour assurer notre confort politique, nous sommes prêts à bien des contorsions logiques. On dira par exemple : la démocratie était directe à Athènes, mais dans de grands pays il faut que la démocratie soit représentative. On évite alors de considérer que la pratique de la démocratie à Athènes (assemblées citoyennes, délibérations collectives, votes directs, etc.) n’a absolument rien à voir avec cet exercice curieux qui consiste à déposer un bulletin de vote dans une urne pour élire un politicien qui prétendra nous représenter.

On peut évidemment penser qu’aujourd’hui, il n’y a rien de mieux que le régime électoral. C’est possible. Mais cela ne veut pas dire que c’est une démocratie. C’est une aristocratie élective. Mais s’avouer que nous vivons dans un régime aristocratique nous rend inconfortables : nous préférons alors répéter avec les autres que nous vivons en démocratie, et que notre régime est le moins pire de tous. Ce faisant, nous poursuivons le jeu de marketing politique qu’ont élaboré des politiciens au milieu du XIXe siècle pour mieux séduire l’électorat et asseoir la légitimité de leur pouvoir.

L’auteur a publié Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Lux, 2013, 456 p.

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