
Dans son essai Comment j’ai appris à lire, Agnès Desarthe, romancière française et traductrice, nous offre une traversée profonde et passionnante de son aventure de la lecture. Une aventure qui a donné naissance à l’écrivaine et, plus encore, à la traductrice, dont l’identité « se déplie » remarquablement tout au long de cet essai , comme les feuilles d’un livre. L’aventure commence par une naissance, la sienne, en mai 1966, d’une mère juive russe et d’un père libyen.
L’école d’abord, la maternelle. « Au début, je n’y comprends rien. Je ne dispose que de trois souvenirs très succincts : un parfum de clémentines, le mystère des épluchures des clémentines en question, le nom surprenant d’une de mes maîtresses : madame Champion (que j’imagine, je ne sais pas pourquoi, portant une casquette multicolore). »
Et puis la première résistance, l’évidence : « Lire ne sert à rien. Moi, ce que je veux, c’est écrire. J’ignore qu’il existe un lien de nécessité entre ces deux activités. »
C’est ainsi que de phrase en phrase, la frontière entre le lecteur, l’auteure et le livre s’effondre. Je suis Agnès Desarthe. Tu es Agnès Desarthe. Au coeur de la petite Agnès, l’écriture se donne au plus près de l’enfant sans trahir le souvenir par l’expérience de l’écrivaine adulte.
Les premiers chapitres goûtent les moments extraordinaires de l’enfance : hors de l’ordinaire, chaque instant est naturellement une découverte que la petite Agnès évalue, compare, aime et condamne. Il y a la cruelle incompréhension des personnages du Club des cinq et la satisfaction libératrice du vrai-faux plutôt que du faux-vrai : « Si les héros du Club des cinq atteignent cette perfection, je devrais, moi qui leur ressemble en apparence, pouvoir l’atteindre aussi. Or, j’en suis loin : je n’ai pas de jugeote (un mot qui me blesse terriblement), je ne sais pas construire de cabane, je ne veux pas être amie avec un garçon (très tôt dans ma vie, c’est soit l’amour, soit rien). Je me sens rabaissée par ces lectures. Je les abandonne. »
Riche de connaissances linguistiques, ce livre ouvre notamment sur une perception intime de la langue maternelle. Dans l’inconscient de l’auteure, le français est la langue de la trahison : son père a vécu la guerre d’Algérie et sa famille maternelle russe a subi les déportations durant la Seconde Guerre mondiale. Agnès Desarthe déplie les liens transgénérationnels avec une agilité et un respect touchant pour chacun des protagonistes de sa vie familiale et culturelle.
Dans les derniers chapitres de cet essai, elle « s’assoit » dans la traductrice ; l’adulte prend en charge ses blessures sans la demande d’attention de l’enfant. C’est bouleversant de solidité et de vulnérabilité. La traductrice sauve l’auteure de sa dualité linguistique : « J’ai la possibilité de puiser dans un folklore comme dans l’autre, à égalité, sans craindre la trahison, la partialité. »
Il y a eu Gustave Flaubert avec Madame Bovary. Une révolution dans la traversée redoutable de la lecture. Mais la clef de la lectrice, c’est la rencontre émancipatrice avec les romans de l’auteur russe Isaac Bashevis Singer. Une clef pour ouvrir son désir sur une grande bibliothèque, car après Singer viendra Balzac, Giono, Rousseau, Céline, Beckett, Maupassant…
En résonnance avec l’exploration d’Agnès Desarthe, le lecteur se questionne à son tour sur sa propre aventure de l’apprentissage de la lecture. Le livre devient un lieu d’échange où le lecteur saisit la liberté de se rencontrer lui-même.
« Singer a achevé de m’apprendre à lire parce qu’il m’a indiqué, d’une certaine façon, d’où j’écris. Si je sais d’où j’écris, je peux commencer à comprendre d’où je lis. »