Que la littérature regorge de distinctions entre le « voyageur » et le « touriste » ne surprendra personne tant les valises de ce dernier sont lourdement chargées de connotations négatives. En cette période estivale, on se prépare plus ou moins tous à quelque pérégrination, fut-elle locale ou internationale. Avec l’éventualité de devenir forcément le touriste de quelqu’un d’autre : pour la madame qui tient le dépanneur au camping ou encore pour le gars qui te fait reculer ton char dans le bateau. Peut-être est-il bon de se rappeler pourquoi, avant d’en avoir été soi-même un pour la première fois, on a d’abord appris à les haïr, les touristes.
Les maudits
Chaque fois, on mettait deux heures à préparer fébrilement les tables, à mettre au frais nos stocks d’Entre-deux-Mers et à rembobiner la cassette de Jean Ferrat. Puis quand ils arrivaient à grands coups d’autobus, on sortait nos plus beaux sourires « bienvenue en Gaspésie », tout en les maudissant entre nos dents jusqu’à la dernière génération. Parce qu’on savait que la soirée serait une sorte de bataille des Plaines à l’envers, version pétoncles aux deux poivres. Que ces barbares de Gaulois se feraient expliquer longuement le nom de chaque plat, en nous demandant de répéter, au milieu d’éclats de rire « bienveillants », pour entendre encore et encore notre accent « chantant ». Qu’ils redemanderaient huit fois du pain, cinq fois du beurre à l’ail et douze fois de l’eau, et nous rendraient fous à chercher dans les livres de recettes du bar (c’était avant Google) ce digestif si sophistiqué au nom de Get 27, en fait une marque française de crème de menthe cheap. Et quand ils partiraient enfin, laissant le restaurant mis à sac, les pieds des serveurs en sang, le petit busboy en larmes et le chef fou de rage et saoul, non sans nous avoir expliqué gentiment une dernière fois comment se prononce tel ou tel mot, ils « oublieraient » encore que le pourboire n’était pas inclus. Plus tard, durant leur croisade tout au long de la 132, ils continueraient de distiller à la populace leurs compliments condescendants sur nos accents adorâââbles et demanderaient le plus sérieusement du monde où on pourrait voir « des pauvres, comme on a vu sur des photos, qui font sécher le poisson au soleil sur la plage ».
Les estis
Contrairement au voyageur, il est apparemment dans l’ADN du touriste de vouloir refaire à son image l’endroit visité. Ainsi des touristes célèbres, tels Colomb ou Cartier, venus jadis expliquer avec insistance aux populations locales l’European Way of Life. Depuis, le touriste, conquérant par atavisme, croit toujours apporter beaucoup plus à ses hôtes que ce qu’il pourrait apprendre d’eux. Le Québécois, qui passe déjà son temps à comparer Québec à Montréal, l’accent du Lac à celui de Paspébiac, la poutine de Drummond à celle de Rimouski, se sent investi d’une véritable mission patriotique quand il se déplace à l’étranger. De fait, le premier acte fondateur du touriste, celui qui le « rend » touriste, est de se déplacer. Ce que ne manque pas effectivement de faire le Québécois en voyage. Il se déplace, déplace de l’air, en profite pour faire ailleurs, à Playa del Carmen comme à Carleton, ce qu’il serait déplacé, justement, de faire chez lui (« M’en cr…, j’t’en vacances ! »), et s’assure que tout un chacun autour aura bien compris d’où il vient. Ou alors, pour peu qu’il soit un habitué de la Casa Grecque ou qu’il ait passé ses études à boire des bols de café au lait dans le Vieux-Québec, il part, confiant, pour « les Europes ». Et on peut le croiser dans les capitales de la zone euro, avec ses colliers en bois et ses lunettes Oakley, obstinant férocement sur le nombre d’habitants un guide touristique natif de l’endroit, parce c’est écrit autre chose dans Wikipédia.
D’après un article du New York Times récemment lu en avion et en très larges diagonales – ma progéniture d’un an et demi testait alors la pleine capacité de ses jeunes cordes vocales pendant que son père ronflait la bouche ouverte, faisant de nous les touristes les plus honnis du vol LH2218 – il apparaît que déjà au premier siècle le philosophe Sénèque, ayant pris une chambre dans la ville de Baiae, se plaignait des touristes le tenant éveillé toute la nuit. L’histoire ne dit pas de quelle nationalité étaient les importuns, ni s’il était socialement acceptable, à cette époque aussi, de porter des pantalons trois-quarts avec des bottes, chaussures ou autres gougounes dites « de marche » pour aller souper au restaurant. Heureusement, il est des touristes qui font rêver – des astronautes moustachus qui jouent de la guit’ – et des destinations aussi, des endroits déjà à notre image vers lesquels on revient, parce qu’ils sont juste… chez nous.