
Si Philippe Aubert de Gaspé est bien connu pour son roman Les Anciens Canadiens, publié il y a exactement 150 ans cette année, ses trois Récits amérindiens, parus à titre posthume en 1893 sous le titre Divers, sont aujourd’hui à peu près inconnus, faute d’avoir été réédités depuis 1924. Ils constituent pourtant l’oeuvre littéraire la plus étonnante du XIXe, siècle pour ce qui est de la représentation des Amérindiens. Une nouvelle édition remettra en circulation ces Récits amérindiens d’Aubert de Gaspé pour la première fois en près de 90 ans1.
Peu avant sa mort survenue en 1871, Aubert de Gaspé projetait d’écrire une nouvelle oeuvre consacrée aux « Aborigènes du Nouveau Monde », comme il les appelle. Les trois Récits amérindiens, intitulés respectivement « Femme de la tribu des Renards », « Le Loup-Jaune, ancien chef malécite » et « Le Village indien de la Jeune-Lorette », sont tout ce que nous avons conservé de ce projet inachevé, avec un chapitre inédit manuscrit : « Les Aborigènes ».
Loin de présenter les Autochtones selon les stéréotypes et les préjugés de l’époque qui voient souvent en eux des scalpeurs ou de simples candidats à la conversion, les Récits amérindiens mettent en scène des figures atypiques d’individus qu’Aubert de Gaspé a bien connus : la « Grosse », issue de la tribu des Renards et l’une des dernières esclaves amérindiennes du Bas-Canada ; le Loup-Jaune, descendant d’une longue lignée de chefs malécites ; et Grand Louis, buveur impénitent du village huron de Lorette. Tous les trois témoignent à leur façon de la proximité dans laquelle descendants d’Européens et Autochtones vivaient avant l’adoption de la Loi sur les Indiens. Loin de vivre dans des réserves qui n’existaient pas encore, Abénaquis, Malécites et Hurons étaient omniprésents dans la vie de l’auteur. Campant chaque année sur la grève de Saint-Jean-Port-Joli, les Malécites entraient comme chez eux dans le manoir familial. Fraîchement arrivée de Québec et d’abord effrayée par ces visites inopinées, la mère d’Aubert de Gaspé finit par se familiariser avec eux, au point d’appeler « vieux croquignoles » les anciens Indiens aux oreilles incisées.
Soucieux de magnifier les Premières Nations, Aubert de Gaspé les appelle souvent « Aborigènes » pour mieux souligner leur présence sur le territoire depuis les origines. Au reste, le terme renvoie aussi aux origines de la civilisation romaine, puisque c’est le nom que portaient les habitants de la péninsule italienne lors de l’arrivée du légendaire Énée et de ses compagnons, accueillis à bras ouverts par ces autres Aborigènes, dignes homologues, sous le rapport de l’hospitalité, de leurs frères du Nouveau Monde.
Alors que les écrivains du XIXe, siècle tendent à présenter les Amérindiens comme une masse indifférenciée, Aubert de Gaspé distingue les us et coutumes, les langues, l’histoire et l’aire géographique des communautés qu’il a connues. Dans la « Femme de la tribu des Renards », dont l’action se déroule vers 1746, l’esclave renarde rappelle la récente guerre mettant aux prises, d’une part, les Abénaquis et leurs alliés et, d’autre part, les Iroquois et les Renards. Dans « Le Loup-Jaune », l’écrivain met en scène la pérégrination annuelle des Malécites arrivés du Nouveau-Brunswick et en route vers Québec où les attendent les cadeaux du gouverneur de la colonie. Dans le « Village indien de la Jeune-Lorette », l’auteur rappelle la longue migration des Hurons depuis la baie Georgienne jusqu’à l’île d’Orléans, puis Sillery dont ils furent les seigneurs, jusqu’à leur établissement à Lorette, l’actuel Wendake, au cours du XVIIe, siècle.
Soucieux de magnifier les Premières Nations, Aubert de Gaspé les appelle souvent « Aborigènes » pour mieux souligner leur présence sur le territoire depuis les origines.
Certes, ici ou là, Aubert de Gaspé paraît conforter certains préjugés de son temps, en présentant les Amérindiens comme des peuples sinon disparus du moins menacés de disparition. Par ailleurs, le troisième récit semble, dans un premier temps, prêter une ivrognerie invétérée aux Amérindiens. Heureusement, la suite du texte en fait un défaut universel qui afflige toute l’humanité sans distinction, y compris et peut-être surtout les Blancs qui se piquent de tempérance. L’exemple de Loup-Jaune qui a arrêté de boire à l’âge de 30 ans désamorce aussi l’idée reçue.
Dans une époque volontiers portée sur le prosélytisme, les leçons de relativisme religieux que prodiguent les Récits amérindiens d’Aubert de Gaspé sont particulièrement rafraîchissantes. Dans « Le Village indien de la Jeune-Lorette », Grand Louis raconte la fin d’Otsitsot, qui a vendu son âme à l’équivalent amérindien du diable et qui meurt en ayant refusé de se convertir au christianisme. Selon le cliché que lui a inculqué son éducation catholique, l’auteur suppose qu’il a dû mourir dans d’atroces souffrances, annonciatrices de sa damnation. Grand Louis, qui a le mot de la fin du récit comme du recueil, s’empresse de le détromper : « Qu’en sais-tu ? reprit lentement le Huron ; ce n’est pas ton affaire, ni la mienne ; il peut avoir eu un bon moment avant de mourir. »
Il n’en va pas autrement dans « Le Loup-Jaune ». Alors que l’auteur constate à quel point cet ancien chef malécite vit en marge de sa communauté désormais christianisée, Aubert de Gaspé lui demande pourquoi il ne s’est pas converti sous la pression du groupe. Et l’Amérindien de répondre : « Lorsque le capot du Loup-Jaune est vieux et usé, il le jette et en met un autre, mais il ne peut pas dire à sa croyance : “Tu es vieille et usée, je te jette au fond de mon wigwam pour y faire coucher mon chien.” Bonsoir, jeune homme, et retiens bien mes paroles. » Ce sont là les derniers mots du récit dont l’action se déroule alors que l’écrivain vient tout juste d’avoir dix-huit ans.
On peut voir dans cette conclusion non seulement le désir de perpétuer l’enseignement de Loup-Jaune, mais peut-être aussi et surtout la volonté d’Aubert de Gaspé de revendiquer sa filiation spirituelle avec l’ancien chef malécite. S’il y a bien une constante dans toute l’oeuvre littéraire de cet écrivain, c’est bien le refus de changer de croyance comme on change de capot, que ce soit la croyance dans la dignité du régime seigneurial ou dans la grandeur de la Nouvelle-France. Et cette leçon, c’est Loup-Jaune qui la lui a apprise, au moment où l’écrivain entrait dans la vie adulte.
1. Philippe Aubert de Gaspé, Récits amérindiens, édition présentée, établie et annotée par Julien Goyette et Claude La Charité, Les Public’ de l’APFUCC, 2013.