Livre numérique, un oxymoron ? Un symbole de la fin d’une certaine idée du monde ?
Certains historiens établissent la fin du Moyen-Âge au moment de l’invention, par Gutenberg, de l’imprimerie. D’autres l’établissent au moment de la découverte (sic), par Colomb, de l’Amérique ou encore de la constatation, par Copernic, que la Terre était ronde.
Le livre numérique signifiera-t-il la fin d’une ère ? Steve Jobs deviendra-t-il le père spirituel de tous les lecteurs sur iPad ou sur liseuse, quelle qu’en soit la marque ? Cesserons-nous de savoir lire et entrerons-nous dans une ère où seule l’image nous parlera, dans un grand retour à un analphabétisme magistral ?
Ce n’est pas le papier qui fait le livre
Du codex ancien jusqu’au livre actuel, le passage du parchemin au papier a-t-il modifié l’essence (et le sens) de la littérature ? Oui, indéniablement. Ce n’est pas un hasard si Rabelais s’est mis à écrire dans la langue du peuple peu après l’apparition de la typographie, au moment où le livre est devenu tel qu’on le connaît encore aujourd’hui.
D’orale jusque-là, la littérature s’est imposée au peuple à partir du moment où les livres lui ont été rendus disponibles. Tout a été modifié, de la langue écrite aux supports sur lesquels elle était devenue accessible, des histoires qui se rendaient aux oreilles des populations aux cerveaux et aux imaginaires du peuple.
Il y a quelques années, j’étais en Afrique et j’ai demandé au directeur d’un centre communautaire d’un quartier plutôt désœuvré de la ville de Saint-Louis, au Sénégal, pourquoi, plutôt que d’enseigner les arts aux jeunes, ne leur enseignait-il pas la mécanique, la menuiserie, la couture ou quelque chose qui leur serait utile.
Sa réponse me hante toujours : « Cela ne leur servirait à rien, tant qu’ils n’auront pas les outils pour imaginer mieux. La littérature, le théâtre, la danse, la musique, tous les arts servent à ça : à pouvoir imaginer mieux. »
Sans littérature dans la vie des Européens entre la fin du XVe siècle et le début du XIXe, probablement n’aurions-nous jamais eu l’imagination nécessaire pour sortir du Moyen-Âge, que la découverte du Nouveau Monde ait eu lieu ou non. Les révolutions n’auraient peut-être même jamais été lancées.
Le livre a changé le monde
Outre l’odeur et le confort de lecture du livre tel qu’on le connaît depuis un demi-millénaire, une seule question mérite d’être posée : assistons-nous à la fin d’une ère, au début d’une autre ? Le passage du papier au plastique de l’écran modifiera-t-il réellement notre façon de raconter une histoire, la manière de rapporter une odeur, de faire voir une couleur, de faire ressentir une caresse ?
Cette magie qui consiste à décoder une multitude de taches noires pour leur faire prendre la forme d’une image grâce au pouvoir de l’imagination changera-t-elle, selon que le livre soit imprimé sur des arbres mâchés ou sur du pétrole modifié en écran de plastique ?
Il n’y aura plus les odeurs, celles de la poussière, du papier et de l’encre. Mais si vous y tenez, vous pourrez exiger des capsules en odorama qui dégageront vos parfums préférés à même votre liseuse.
Le livre survivra, comme il nous est encore possible de mettre la main sur de rares incunables. Mais oui, le livre disparaîtra pour faire place à la tablette.
Sauf que ce n’est pas ça le pire.
Une manière de raconter
Plus encore que le support matériel, c’est de la manière de raconter les histoires qu’il faudrait s’inquiéter.
La lecture consiste en premier lieu à décoder des taches d’encre pour en faire, grâce à la force sublime de nos imaginaires, des images, des odeurs, des personnages et des concepts. Or, avec la place qu’ont pris le cinéma et la télévision dans nos vies, et toutes ces capsules vidéos accessibles depuis nos téléphones portables, c’est toute la manière de recevoir une histoire qui est aujourd’hui à questionner.
Depuis une vingtaine d’années, on nous raconte des histoires qui respectent essentiellement une seule structure narrative (soit, en fiction, la méthode du scénariste Syd Field, qui a été adoptée non seulement par tous les studios d’Hollywood, mais aussi par nos institutions de financement du cinéma et de la télévision). Les lecteurs ont de plus en plus de difficulté à suivre une histoire qui leur est racontée différemment, qui ne respecte pas cette structure unique qu’impose aujourd’hui 99 % des films et des séries télévisées.
De même que la littérature a fait disparaître petit à petit les ménestrels, les bardes et les conteurs des routes d’Europe, le XXIe siècle pourrait voir disparaître les livres, non pas au profit des tablettes de lecture, mais à celui de l’image animée, accessible à tout moment et en tout lieu via une tablette ou un terminal portatif sur lequel, oui, vous pourrez lire, mais sur lequel vous pourrez aussi regarder.
Il est là le vrai danger. Pas dans le support, mais dans la manière.
Lire sur une page imprimée, un codex ou une tablette relève de la même gymnastique intellectuelle. Lire, c’est lire.
C’est dans le formatage de notre compréhension de la fiction par le cinéma et la télévision que le danger réside, bien plus que dans une petite tablette de lecture.