Je conclus cette belle aventure…
– Jacques Bérubé,
annonçant la fin du Stylo sauvage
Non, mais avouez que pour un coup dur, c’en est tout un ! Perdre son coloc après plus de 13 ans de cohabitation, comme ça, sans préavis, ça vous secoue la cage un tant soit peu et ça déstabilise les neurones. Je suis certain que Jacques Bérubé n’a pas réfléchi à la douloureuse perspective que j’évoque ici. Lorsque le journal était ouvert en pages 2 et 3, pour le plus grand bonheur des amateurs du Mouton, pas de problème ! Il y avait plein d’espace entre la colonne qu’il occupait à l’extrême gauche et celle où je divague toujours ici-même. Mais lorsque le lecteur refermait son journal, nous nous retrouvions littéralement collés l’un à l’autre, dans un face-à-face perpétuel !
C’est ainsi que nous avons dû partager dans cette inconfortable position des moments tout à fait extravagants et les situations les plus abracadabrantes, sans compter les longues et innombrables heures d’attente confinés dans l’arrière-boutique ou dans quelque coin sombre et malodorant de l’un ou l’autre des dépanneurs parmi les plus glauques de la Gaspésie ou du Bas-du-Fleuve. Et vous savez, ce n’est pas tout le monde qui expédie son exemplaire à la récup après consommation. Vous seriez surpris de la variété des usages qu’on peut trouver à un journal après en avoir absorbé la substantifique moelle !
Heureusement, Jacques et moi étions complémentaires, ses aspérités épousaient bien souvent mes montées de lait, ses downs étaient comblés par mes haut-le-cœur, son ras-le-bol trouvait un écho favorable dans mes appels à la mobilisation, son écoeurantite se moulait bien souvent parfaitement aux contours de mon indignation. Et, bien que nous ne nous soyons jamais concertés, il ne nous est presque jamais arrivé à Jacques et moi d’aborder le même sujet dans le même numéro du journal. Le Stylo de Jacques visait le plus souvent la scène locale, une arène que je ne lui ai jamais disputée. Son style était aussi différent du mien, à saveur davantage journalistique, alors que moi, vous me connaissez, ça peut partir de tous les bords ! J’aime bien tordre la langue, essayer de la faire juter, lui faire dire sous la torture ce qu’elle n’oserait jamais exprimer autrement (mon Dieu, je ne pensais jamais trouver des points communs entre Stephen Harper et moi !).
Bon, bien c’est très beau tout ça, mais avec qui devrai-je maintenant partager mes nuits blanches ? Avec quel vis-à-vis devrai-je cohabiter ? La promiscuité participative, ça ne se bâtit pas comme ça, du jour au lendemain. Ça se construit sur la connaissance de l’autre, sur les échanges, les compromis. Comment réagira-t-il, mon nouveau face-à-face, lorsqu’on renversera la première tasse de café bouillant sur la page imprimée, lorsque les lecteurs se déchireront la dernière édition sur la place publique pour être certains d’en avoir une copie ? Succombera-t-il à la panique au moment où le premier ministre en fera un autodafé en plein Cabinet ? Et là, je réagis comme si mon nouveau partenaire était un homme. Qu’adviendra-t-il s’il s’agit d’une fille, d’une jeune fille ? Le Mouton NOIR a-t-il les reins assez solides pour subir le contrecoup d’une mise en demeure, peut-il absorber les coûts d’un divorce, peut-il assumer le versement d’une pension alimentaire ?
Et voici que je viens d’introduire le mot jeune, voilà que surgit le concept de jeunesse au cœur de ce texte. Interviewé sur les ondes de Radio-Canada par Annie Landreville à la faveur de la publication de son dernier Stylo, Jacques a parlé de moi comment étant maintenant le nouveau vétéran du journal. Les vieilles plaies que je croyais cicatrisées se sont remises à saigner. Les séquelles post-traumatiques ont resurgi. Les cauchemars me réveillent en plein cœur de la nuit. Je me retrouve au beau milieu d’une foule en colère glapissant sous les coups de feu devant les hangars de la Murray Hill. Me voici pris dans le jet des boyaux aux côtés de Paul Rose à la Maison du Pêcheur à Percé. Derrière les barreaux avec Claude Charron après une manifestation contre la guerre au Vietnam. Dans le war room de René Lévesque, au Château Frontenac, avec de jeunes journalistes du Collège Sainte-Marie, au moment où il s’apprête à démissionner du Parti libéral (c’est nous qui en avions eu le scoop, Le Devoir avait publié la nouvelle dans son édition du lendemain « sous toute réserve »). Sur la scène de l’Imprévu, à Montréal, aux côtés de Plume et de Pierrot Léger, avec des flics en civil plein la salle, au sein de cette joyeuse Sainte-Trinité, à une époque où les journalistes nous avaient baptisés la Cellule divertissement.
La question demeure toutefois toujours pertinente : voulez-vous encore d’un p’tit vieux dans les pages de votre Mouton NOIR ? Si non, avez-vous prévu une niche pour moi Place des Anciens Combattants ?
(Ah ben! Jacques a trouvé le tour d’occuper encore une fois les premières pages, à ma gauche? Je savais bien qu’il ne pouvait pas se passer de moi!)