Bien des Québécois ont pris connaissance du mouvement des Indignés à partir de la projection médiatique qu’en ont fait les médias. Ces derniers ont tenté de décortiquer ce mouvement et ont eu bien des difficultés à le comprendre et à le décrire. On a dit de ce courant qu’il puisait ses origines dans le printemps arabe. Il ne s’agissait pourtant pas à Montréal de renverser un chef autoritaire. On a aussi vu des liens dans le remous espagnol, grec et anglais, où la crise financière s’emballe et donne lieu à des réponses étatiques conservatrices et antisociales. Pourtant, le Québec est jusqu’à maintenant relativement épargné par la crise de 2008, et les coupures dans les missions sociales, si elles sont en cours depuis 25 ou 30 ans, ne se sont pas accélérées subitement comme ce fut le cas dans ces trois pays. Occupons Montréal trouve probablement son impulsion dans Occupy Wall Street de New York. Toutefois, les motifs suscitant l’indignation ne sont pas tout à fait équivalents, car l’argent public québécois n’a pas eu, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis, à sauver les banques ou les multinationales. Le Québec a certes connu des fiascos financiers à la Caisse de dépôt, dans l’histoire du papier commercial, et par l’infiltration du milieu interlope dans la construction et possiblement dans les appareils d’État, mais le problème social ne se perçoit pas aussi facilement qu’aux États-Unis où l’argent public est venu à la rescousse des requins de la finance sans que ceux-ci ne fassent acte de contrition (avec pour conséquence aucunes réformes majeures du système économique). Bref, le caractère de classe de l’effondrement économique étatsunien est plus visible et polarise davantage les Indignés de Wall Street que ceux de la Place du Peuple/Square Victoria à Montréal. Par conséquent, les difficultés éprouvées par nos chroniqueurs politiques à retracer l’inspiration et la trajectoire du mouvement montréalais traduisent assez fidèlement les problèmes que celui-ci éprouvait à s’affirmer et à s’inscrire dans une rupture ou dans une continuité avec quoi que ce soit.
Le spectacle médiatique, avide de ce genre de bouillonnement, dépêcha aussitôt des observateurs pour tenter d’identifier le portrait type de l’indigné et pour y cartographier son appartenance identitaire. On commença par remarquer que ce mouvement était majoritairement composé de jeunes, mais pas exclusivement. Il serait pourtant faux de les identifier comme une manifestation de la jeunesse, car les Indignés de Montréal ne se réclament aucunement de ce type de mouvements ou des revendications classiques de celui-ci: accès au travail et/ou à l’éducation. Les Indignés de Montréal n’apparaissent pas comme étant porteur du ressentiment intergénérationnel plus souvent véhiculé par la droite frustrée et revancharde.
Est-ce donc un mouvement contre-culturel à saveur « flower-power » ? Bien qu’il puisse y avoir des éléments qui ressemblent aux revendications de la nouvelle gauche et des propositions de la contre-culture qui s’y rattache, nos protestataires ne semble pas se réduire à une « plus nouvelle gauche revue et améliorée ». En effet, il ne s’agit pas pour eux de s’isoler des valeurs capitalistes derrière les coupe-feu des communes baba cool des années 1970, du psychédélisme et autres manifestations hédonistes et contre-culturelles. Leur campement n’est pas à l’extérieur de la cité, mais bien en son centre et nous ne pouvons donc pas réduire les Indignés à des jouisseurs décrocheurs sociaux. Au contraire, leur occupation se veut spartiate, spectaculaire et de nature ouvertement politique.
Le problème du message des occupants réside dans l’ambivalence du mouvement qui se présente comme un nouveau mouvement social (NMS), c’est-à-dire comme un de ces mouvements qui émergèrent à partir de l’affaiblissement du mouvement ouvrier au tournant des années 1970, abandonnant le terrain de l’économie politique pour des problématiques de nature culturelle. Or, il ne semble pas s’agir ici d’un mouvement relié à un problème identitaire qui puisse relever de revendications des « jeunes », de considérations « ethniques », « confessionnelles », « de genre », ou « anti-raciste », etc. L’observateur a pourtant de bonnes raisons d’être dérouté et de confondre les Indignés avec un NMS, car les pratiques et stratégies d’actions choisies par eux se présentent d’emblée comme tel, avec au premier chef, une méfiance envers toute forme de « récupération » politique. Les Indignés s’affichent, provisoirement du moins, comme une série d’individus n’ayant pas de stratégies communes, de discours fédérateurs ou d’intérêts communs. On y valorise un militantisme pratiqué sur la base d’une éthique individuelle. Derrière ce militantisme, il ne semble pas (pour l’instant ?) y avoir de volonté de se rassembler derrière une forme d’organisation qui puisse orienter l’action et déboucher sur des pistes de solutions politiques. Nous sommes ici dans l’expressivité éthique individuelle et kaléidoscopique.
Le quiproquo identitaire engendré par des Indignés de Montréal est d’avoir employé (par habitude et mimésis, peut-être ?) les pratiques et tactiques des NMS, et d’avoir été incapable, du moins pour le moment, de voir qu’il ne s’agissait pas ici d’un problème identitaire ou culturel, mais plutôt, d’un problème relié à un conflit de classe sociale qui nécessiterait, peut-être, des stratégies plus classiques de lutte de classe. L’occupation d’un parc au centre-ville a certes une valeur symbolique qui peut avoir une effectivité médiatique et pédagogique, mais qui, à moins de se cristalliser en mouvement cohésif et relativement unitaire, ne fait nullement obstacle au capitalisme, aux classes dominantes et à la bonne marche des affaires.
Bien que pour le moment les tentes soient remballées, tout l’expérience ne fut pas en vain, car ce que permet d’entrevoir le mouvement Occupons Montréal, c’est l’émergence d’une tentative non formalisée d’une proto-conscience de classe. Après une éclipse de 40 ans, la question sociale est de retour et dépasse enfin le stade de la critique des choix individuels, de la bonne/mauvaise gestion étatique, de la charité et des bons sentiments, pour se recentrer sur les causes politiques reliées à la stratification de classes. Le discrédit véhiculé à l’endroit du monde financier, ainsi que la prise de conscience de la persistance d’éléments découlant du modèle néocolonial de développement économique sont des d’éléments qui dénotent une condition de possibilité permettant la réactivation d’une conscience de classe. La méfiance généralisée envers le Plan Nord, l’apparition d’un mouvement comme « Maître chez nous – 21e siècle », de même que le haut degré de vigilance populaire envers la prospection et l’exploitation gazière et pétrolière sont autant d’éléments qui participent de cette conscientisation dans lequel s’inscrit Occupons Montréal, mais qui, pour le moment, ne parvient pas encore à converger ou à se formaliser. En conclusion, ce qui semble avoir fait défaut à Occupons Montréal, c’est son incapacité à dépasser la révolte éthique et à cheminer vers la synthèse théorique et politique que permet le positionnement de classe. Évitons cependant de tirer un bilan trop sévère, car l’occupation a eu le grand mérite de réactiver la question sociale; après une hibernation prolongée, il ne fallait tout de même pas s’attendre à ce qu’un mouvement social pleinement cohérent et mature émerge spontanément. Tout mouvement social s’institue à partir de ses expériences vécues. Laissons donc à l’impulsion sociale qui habite Occupons Montréal le temps de prendre forme et se structurer.
Éric Mallette est étudiant au doctorat en sociologie à l’Université d’Ottawa.