Je suis indigne de parler du mouvement des « Indigné-e-s » qui a essaimé en quelques mois de Madrid jusque dans plusieurs villes occidentales, en particulier dans le quartier de Wall Street à New York. Cette vague de campements urbains et militants, je n’y ai pas participé. J’ai visité à trois reprises le campement de Montréal et j’y ai croisé quelques camarades, mais je ne m’y suis pas engagé. Je ne peux donc prétendre parler au nom du mouvement, ni même prétendre en avoir une connaissance intime.
Je sais toutefois l’émerveillement que peut apporter l’expérience de vivre dans un campement militant pour avoir vécu dans le Village anticapitaliste, alternatif et anti-guerres (VAAAG), mis sur pied en 2003 dans le cadre des mobilisations contre le Sommet du G8 à Évian. C’est que cette curieuse idée de planter des tentes pour faire acte politique dans un espace réapproprié illégalement ou négocié avec les autorités n’est pas unique. Rappelons-nous de la jeunesse chinoise sur la Place Tiananmen, ou encore il y a quelques années de milliers d’Ukrainiens qui contestaient les résultats d’élections présidentielles, du Village des pauvres de l’Assemblée des pauvres en Thaïlande, des « campements radicaux de la jeunesse » du Forum social mondial et du campement québécois de la jeunesse, ou encore du Tent City au parc Lafontaine, érigé en 2003 à Montréal pour dénoncer la hausse des loyers. Il ne s’agit-là que de quelques exemples.
Le mouvement « Occupons » a ceci de particulier qu’il a su s’attirer l’attention des médias et s’inscrire dans le discours public comme un véritable phénomène social : tous les médias en parlaient et l’on pouvait suivre jour après jour la situation des campements, alors que la notion même d’« indignation » a été reprise à toutes les sauces.
Rapidement, les critiques ont répété qu’il manquait à ce mouvement un message clair et un relais politique et partisan pour avoir une prise sur le réel. Si je n’ai pas été de ce mouvement, je peux tout de même dire ce que j’en ai perçu : selon moi, il exprimait un message aisément perceptible, soit une critique du système financier tel qu’il fonctionne aujourd’hui. C’est ce qui devait être compris, selon moi, du choix des lieux de ce camping sauvage, soit les places financières. Je crois que ce message était à la fois clair et facile à saisir, et qu’il fallait déployer beaucoup d’effort pour ne pas percevoir sa signification politique. Reprocherait-on à des écologistes qui camperaient sur un site de construction d’une centrale nucléaire ou à des féministes sur la Place Saint-Pierrre, au Vatican, de ne pas exprimer clairement leur message? Enfin! Certes, le mouvement « Occupons » ne proposait ni programme ni traité politique. Et après? Il s’agissait d’exprimer un malaise et non de présenter une théorie politique ou économique. Une manifestation ou une occupation sont également des moyens d’expression politique. Toute mobilisation n’a pas non plus à se muer en parti politique ou à proposer des projets de loi pour avoir une signification politique. Exiger de chaque mouvement populaire qu’il s’arrime à des partis et aux institutions, c’est avancer une critique facile et sans substance qui se refuse de saisir la signification des actions en marge du système politique…
Par ailleurs, les critiques ont cessé de critiquer lorsque ce mouvement a été réprimé par la police. Car c’est ainsi, au final, que les autorités ont répondu à l’expression de ce malaise. Au nom de la sécurité et de la salubrité publique et de quelques règlements municipaux insignifiants, les autorités municipales ont envoyé les policiers faire le ménage. À New York, plus de mille personnes ont été arrêtées au fil des semaines. Même lorsque les interventions policières se sont déroulées « pacifiquement » et dans la « dignité », il s’agissait bien de la répression d’un mouvement social de contestation. Là encore, le message était très clair : la contestation a assez duré, l’espace public n’est pas public, la police est au service de la haute finance et non du peuple.
Finalement, il est significatif de constater que c’est le mouvement qui a été critiqué pour son manque prétendu de cohérence et de substance plutôt que cette vaste répression policière qui y a mis fin dans toutes les villes. À croire finalement que dans nos sociétés libérales, un peuple qui s’assemble paisiblement dans l’espace public est plus méprisable que les forces policières déployées pour éradiquer la démocratie.
Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal (UQAM) et auteur de plusieurs livres, dont L’altermondialisme et Les Black Blocs : Quand la liberté et l’égalité se manifestent.