
Sans le péché, point de sexualité, et
sans sexualité, point d’histoire.
– Kierkegaard
Je suis adossé contre la bâtisse légèrement délabrée, les lampadaires éclairent les craquelures du sol humide et asphalté. J’attends le train. Ça doit être la centième fois que je brave ce froid au travers des brumes de novembre.
Ce n’est pas un voyage de découverte. Le but est dans la destination. Qu’importe le chemin, qu’importe le moyen, qu’importe le paysage qui défile ; des vaches dans un champ la nuit c’est tout sauf réel.
Le feeling du train. Le train no 926. Comme à chaque fois que j’ai envie de créer, comme à chaque fois que j’ai envie de réfléchir. Je l’entends, toujours songeur sur le bord d’une gare. Il grince, il tchou-tchoute. Il claque fer sur fer les pensées les plus abstraites dans lesquelles je m’égare.
Mon billet en poche, j’attends l’arrêt complet. À ce moment, comme à chaque fois, je marche d’un pas assuré, nonchalant, culbutant. Je grimpe les marches, explore le wagon à la recherche d’une place libre et en choisis une au hasard : je suis seul dans ce wagon. C’est presque toujours ainsi, une fois sur deux je dirais. Sinon c’est un autre, deux autres. Le record d’âmes solitaires dans un wagon du train no 926 la nuit doit être de cinq, un soir de pleine lune si ma mémoire est bonne. Mais il y a toujours plus de places vides que d’existences.
Comme je l’ai déjà dit, c’est la destination qui est importante. En fait, elle tire son importance du fait qu’elle n’ait jamais été atteinte. J’ai toujours fini par débarquer avant la fin du parcours, abandonner. Peur de ce que je recherche. D’être anéanti par la découverte. Je trouve toujours une gare intermédiaire, je prends un taxi et reviens sur mes pas. Ou alors je deviens marcheur de Sartre.
Le dénouement. J’essaie de discerner à travers ma vitre embuée, presque givrée, la silhouette de vaches réelles et réconfortantes. Elles dorment la nuit, à ce qu’on dit. L’annonceur. La dernière gare avant l’objectif. Rimouski. Cap espoir dirons-nous. Habituellement c’est là que je débarque, que je remets à plus tard mon objectif. Cette fois je continue.
Le train roule, tchou-toutch. Combien de temps ? Et l’annonceur de dire : « Dernier arrêt, nous arrivons dans quelques minutes au point de non retour. La Kierkegare. » J’ouvre la fenêtre. Je me lance dans le vide, fuyant.
Dans le noir, au travers de la vitre d’un train no 926, c’est flou. Mais il arrive que les vaches existent à la belle étoile.
Et je marche vers l’ancienne gare, et je nie toutes les autres, et j’éternise mon retour, reniant tout du même coup.
Karrick Tremblay
Vol arrêté
par Kateri Lemmens
Tout « vol arrêté », pour reprendre la chanson de Vladimir Vissotski, coupe le souffle. La nuit tombe, la fête est finie, c’est l’hiver, même en plein mois de mai. Le drame se teinte d’un autre reflet lorsque l’on a pressenti l’ampleur d’une œuvre qui naissait et qui n’a pu donner, faute de temps, sa pleine mesure. Il en va ainsi de Karrick Tremblay qui a été l’un de mes étudiants en création littéraire à l’UQAR : son talent laissait pressentir une possible « grande vie littéraire ». Il avait « quelque chose », disons : du front tout le tour de la tête, comme tous les gens libres, et une vraie vision de ce que c’est, de ce que ça peut être la littérature. J’ai tout de suite pensé, un peu comme ce professeur dans Seuls de Wajdi Mouawad au sujet de son étudiant Harwan :« il ne faut surtout pas le perdre ». Je repense à ses textes, je retrouve l’amour d’un père, des bars, des muses, une Les Paul, un gros chat qui mange une mouche, la littérature convoquée et vivante, des trains de nuit qu’on refuse d’abandonner, des instants d’éternité, des pertes et des retournements, des sourires qui tuent, des amitiés qui font vivre, créer, penser que « la beauté existe encore ».