Champ libre

Reconquêtes de Miville-Deschênes : les exigences du genre historique

Par Michel Labrie le 2011/11
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Reconquêtes de Miville-Deschênes : les exigences du genre historique

Par Michel Labrie le 2011/11

La bande dessinée est souvent identifiée à l’humour. Pourtant, dans son évolution, elle a porté à leur apogée certains genres pour lesquels, à mon sens, elle est sans conteste l’art le plus approprié. Par exemple, le genre western, ayant trouvé sa magnitude au cinéma, s’est vu relancé par le traitement original de Jean Giraud avec Blueberry ou de Hermann avec Jeremiah (western post apocalyptique). Ces créateurs ont su exploiter et tirer parti des codes de la BD pour exacerber les thèmes du genre, tel celui de la tension de fin du monde avec ses duels, rafles de banques, Indiens, croque-morts, vautours et blanchisseurs chinois. Lucky Lucke, le « lonesome cowboy », l’a montré avec humour. Quant à Blueberry, il a déstabilisé le lecteur en lui permettant de s’identifier à ce qui lui apparaissait l’ami pourtant ennemi… Il y d’autres genres que la BD a innervé. La science-fiction et le fantastique ont trouvé dans la BD un créneau fertile. Mais le genre qui s’est développé méticuleusement, parsemant l’inventaire d’œuvres significatives, est le genre historique.

La BD historique est née avec Alix de Jacques Martin créé en 1948, appuyé dix ans plus tard par le célèbre Astérix. Notez que chez Astérix, les décors et les costumes se veulent fidèles. Malgré le foisonnement délibéré d’anachronismes, il y a un net et réel souci de restituer une époque avec rigueur. Et sans doute mieux que ne le ferait n’importe quel manuel d’histoire ou œuvre littéraire. C’est le pouvoir d’illustration ainsi que le dynamisme d’un récit qui leur manquent ; ce que la BD par ses innombrables moyens sait exprimer.

Dans les années 70, l’éditeur Glénat a créé une collection initiée par la magnifique série-culte Les passagers du vent de François Bourgeon. Il s’agit de la collection « Vécu » consacrée exclusivement à l’histoire. Elle renferme plus d’une cinquantaine de séries, certaines comportant plus de dix titres, notamment Les aigles décapitées de J.-F Kraën dont le 22e titre vient de paraître et Bois-Maury de Hermann dont on attend le 15e titre. Dans les années 90, Glénat a aussi peaufiné une collection axée sur l’Histoire, mais curieusement donnant libre cours à l’imagination des auteurs qui vont y ajouter des éléments fantastiques. L’un des fleurons de la collection, Les voleurs d’empire de Jamar et Dufaux, dépeint le Paris assiégé de Napoléon III avec une dose de sorcellerie qui compose avec les faits historiques. Tout cela pour dire qu’aujourd’hui, s’adonner à la BD historique est exigeant. Les attentes du lectorat critique sont élevées.

Or, un auteur de notre région, François Miville-Deschesnes, par le premier titre de sa nouvelle série Reconquêtes, intitulé La Horde des vivants, est à la hauteur des exigences actuelles du genre. Ce livre nous projette de façon documentée et intense il y a plus de 3 500 ans à l’aube de notre humanité, à l’époque de la Horde des vivants : une étrange alliance de trois groupes nomades constituant la civilisation scythe.

Le récit évoque le fascinant personnage féminin de Thusia, scribe royal et émissaire de Hammurabi, puissant roi de Babylone (la grande puissance de l’époque), auprès des Scythes pour consigner leur épopée dans le grand livre de Summer. Elle fait son arrivée au moment où les Hittites ont pour projet d’envahir la ville d’Urar qui approvisionne les Scythes. Mais la réelle menace est exprimée par la prophétie d’un oracle, rescapé de l’engloutissement de l’Atlantide, qui affirme que l’hydre à trois têtes symbolisant les Scythes dévorera la horde elle-même. La menace vient de l’intérieur et non pas de l’extérieur. Dans cet album d’exception, une autre femme irrésistible, Puduhepa, jouit d’une influence considérable sur le chef des Hittites. Gageons qu’elle et Thusia se croiseront dans les prochains titres de la série et ne seront pas étrangères à l’accomplissement de la prophétie.

La reconstitution de Miville-Deschênes est impressionnante et spectaculaire : décors, architectures, villes, bêtes déjà évoquées, costumes éclatants sur un fond de couleurs chaudes ocre et orangées de cette terre inhospitalière et désertique du Proche-Orient. Miville-Deschênes dessine majestueusement. Les scènes de combats qui parsèment le récit sont efficaces. Les Amazones pulpeuses pigmentent le récit à l’instar des rituels sacrificiels.

Sur l’aspect fantastique, outre l’ombre des derniers Atlandes, il y a celle des bêtes sauvages évoluant à cette époque, espèces impressionnantes maintenant disparues. Elles sont capturées, matées, dressées et deviennent pour les belligérants de puissantes machines de guerre.

Enfin, ce livre se veut aussi un témoignage sur l’humanité. En racontant l’histoire d’un génocide programmé, possiblement le premier de la civilisation, il nous rappelle que depuis, l’humanité a fait des progrès. Mais un simple coup d’œil sur l’actualité nous rappelle qu’il y a encore beaucoup à faire. C’est le propre de la BD historique de nous délivrer le passé avec une petite dose d’imaginaire, une autre d’exotisme et de nombreux ingrédients incontournables, mais aussi, comme il se doit, de nous donner une leçon d’humanité.

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