Il peut exister, dans le cours des événements politiques, des moments où il devient nécessaire pour un penseur de prendre un point de vue élevé en réponse à une situation dont l’odeur ne lui permettrait pas de s’y risquer sans haut-le-cœur. Le seul espoir qu’il tirera de son élévation est la ruine du langage – de sa pensée et de la politique qu’il décrit… sans reste. Relevons donc le nez un moment, et apprécions, même pour un court laps de temps, la possibilité de regarder de haut les hautains, de mépriser les méprisants.
Récemment, la décision du ministre John Baird de troquer deux toiles du peintre québécois Alfred Pellan (1906-1988) pour un portrait de la reine sur les murs de l’édifice Lester B. Pearson à Ottawa a choqué de nombreux Québécois. Les opinions exprimées étaient de deux ordres. D’une part, le Parti québécois avec d’autres ont vu là un manque flagrant de culture chez les conservateurs, et des spécialistes de Pellan en sont même venus à réclamer le rapatriement des toiles au Québec, seul endroit où leur valeur sera réellement reconnue. D’autre part, la Ligue monarchiste du Canada, montée au créneau pour défendre l’acte ministériel, a soutenu que la reine n’était pas suffisamment représentée dans les institutions fédérales, que les édifices du gouvernement n’étaient pas des galeries d’art, et a même ajouté, avec une certaine ironie, espérons-le, que « le portrait de la reine était rafraichissant ». Nous aimerions montrer ici qu’aucune de ces opinions n’a vraiment compris la raison des effets de l’action du ministre, qu’au contraire, il s’est agi là en vérité d’un acte « révolutionnaire » (au sens du républicanisme), que la réaction de la Ligue « monarchiste » ne montre en fait qu’une compréhension appauvrie de ce qu’est vraiment la monarchie. Nous ne débattrons donc pas ici de la conscience artistique des membres du soi-disant Parti « conservateur » du Canada, ni de leur connaissance de l’histoire de l’art au Québec, mais plutôt de la nature de ce qu’est le « conservatisme » qui ne peut pas, de quelque manière que ce soit, être pensé à partir de cet épisode.
Avant d’être une marque de commerce pour un groupe de politiques prétendant au pouvoir sur la scène électorale, le terme « conservatisme » est d’abord une posture philosophique qui pourrait se résumer à cette devise : L’histoire possède un privilège ontologique. Cela signifie primairement que l’histoire possède une importance intrinsèque, que la continuité possède ses droits contre le changement, que si des changements deviennent nécessaires, ils ne peuvent être accomplis qu’à partir d’une réalité déjà existante, pragmatiquement, et jamais au nom d’idéaux transcendantaux et abstraits. En ce sens, la permanence de la monarchie au Canada est une des nombreuses caractéristiques conservatrices du Canada, en ce sens qu’elle est un des symboles d’une histoire qui lui serait propre. Une opinion conservatrice s’opposerait à tout changement qui ne montrerait pas en quoi il relève d’une nécessité pragmatique qui s’inscrirait généalogiquement à l’intérieur d’une histoire. Qu’en est-il de ces républicains qui se décrivent comme conservateurs ? En remplaçant unilatéralement les toiles de Pellan par un portrait de la reine, n’ont-ils pas, par ce geste même, effacé l’histoire que la présence de ces toiles rappelait ? Métaphoriquement, Baird a commis un crime de lèse-majesté en déliant le rapport historique-ontologique entre la présence de la reine au Canada et la présence de ces toiles sur les murs de l’édifice. Car, et on l’a peut-être trop vite oublié, les toiles de Pellan ont été installées sur les murs du vestibule du ministère des Affaires étrangères en 1973, lors de la visite de la souveraine au Canada. Reprenons l’affirmation différemment : Sa Majesté était, avec les toiles Pellan, présente dans l’édifice depuis 1973. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’une présence actuelle, mais d’une présence virtuelle, à travers le récit de sa visite, ce que les toiles, entre autres choses, rappelaient. Maintenant, avec ce portrait de papier glacé, la reine est à peine représentée. Contre l’histoire « substantialisée » par les toiles originales, Baird en artiste pop’art a préféré un portrait reproduit industriellement. Voilà la vraie ironie (sadique) de la chose : couper la tête de l’histoire (de la reine) pour la remplacer par une représentation (de la tête de la reine). De l’original, on passe à la copie, de l’être à l’apparaître, de la substance historique à un décisionnisme pauvre.
À notre époque de reproductibilité technique presque infinie, on peut évidemment être attristé de voir la destruction d’une nouvelle région de l’Être. La performance warholienne de notre ministre ne constituera certainement pas un moment important de l’histoire. Mais de ces opinions vulgaires émises pour la défense d’un gouvernement de plébéiens, il est encore plus triste de lire ces monarchistes de pacotille formuler des opinions de demi-habiles : un vrai monarchiste ne fait pas partie d’une « ligue », et la vraie aristocratie se moque bien de l’aristocratie. Seul l’humour pourra nous sauver de leur ironie, et permettons-nous de croire que l’histoire saura prévaloir au passage, espérons-le très court, de ces béotiens . Déjà, les marques des anciennes toiles sur la brique du mur, encore visibles autour du nouveau portrait reluisant, nous indiquent que l’histoire ne s’efface pas aussi facilement.