Politique

Le conflit de travail se poursuit

Politique

Le conflit de travail se poursuit

Le 24 janvier 2011 marquera le deuxième anniversaire du conflit de travail qui oppose toujours les travailleurs du Journal de Montréal au groupe Quebecor Media. Ce conflit soulève de grands enjeux pour le mouvement syndical et le monde de l’information. Le Mouton NOIR a rencontré Jean-Marie Bertrand et Lucie Grégoire, deux employés du journal en lock-out, de passage dans la région à l’invitation du Syndicat des enseignants du Cégep de Rimouski, le 30 novembre dernier.

Geneviève Génier Carrier – Quels sont les principaux enjeux soulevés par ce conflit de travail?

Jean-Marie Bertrand – Un des principaux enjeux est la désuétude de la loi anti-briseurs de grève. C’est une aberration que cette loi existe encore maintenant, car elle divise les travailleurs en deux catégories : ceux qui de par leur travail sont en contact avec les nouvelles technologies de l’information, et ceux qui ne le sont pas. La loi interdit à une entreprise en grève ou en lock-out d’avoir recours à des employés de remplacement qui font le travail d’un syndiqué. Mais s’ils le font de façon virtuelle, ça se fait très bien. […]

Chez nous, on peut traverser un piquet de grève très aisément puisque ça se fait par téléphone, par internet, avec un modem. On a détecté des briseurs de grève qui étaient là physiquement. C’est passé en cour et Quebecor a perdu. Mais tous les jours, il y a des millions d’informations qui entrent virtuellement. […] Mais attention, il n’y a pas que la presse qui est soumise à ce genre de problème. Ça va se généraliser. Qu’on le veuille ou non, d’ici vingt ou trente ans, il n’y aura plus que des contacts de cet ordre-là, parce que la vie l’exigera. La loi est donc inique, car elle ne s’applique pas à tout le monde de la même façon. […]

On attend actuellement un jugement de la Cour d’appel parce que le Journal de Québec a été pris avec le même problème. En 2008, la Commission des relations du travail (CTR) a décrété qu’un journaliste qui écrivait dans l’entreprise ou en dehors et qui transférait son matériel via le web était un employé comme un autre. Mais Quebecor a porté cette décision en appel. […]

En attendant, Quebecor a créé l’Agence QMI. Elle ne figure pas dans notre convention collective qui prévoit le type de collaboration que le Journal peut accepter de l’extérieur. Nous sommes allés en cour avec ça, et nous avons reçu un jugement comme quoi nous n’avions plus de convention. Nous sommes donc dans un cul-de-sac juridique. […] Il faut que l’Assemblée nationale adopte rapidement une loi réactualisée pour être un État moderne et répondre aux nouvelles réalités de la vie de tous les jours.

G. G. C. – Que pensez-vous des transformations que vit le monde de l’information aujourd’hui?

J.-M. B. – C’est un leurre de croire que le monde de l’information change. Ou du moins, la façon de faire de l’information ne change pas. On pose une question, on reçoit une réponse, on vérifie la véracité de nos sources, plutôt deux fois qu’une. Les plateformes changent, les médiums changent, le papier va peut-être être remplacé par le web, par les tablettes, mais le métier est toujours le même. […]

Le multiplateforme n’est pas le problème. C’est une source phénoménale de richesses. C’est toutefois une source phénoménale de problèmes à partir du moment où toutes ces plateformes ne servent que des intérêts mercantiles. […] La convergence, telle qu’elle est perçue actuellement dans l’empire Quebecor, est quelque chose d’excessivement malsain. Nous sommes dans la vente, dans la promotion, ce n’est plus de l’information. La convergence sert à prendre un produit créé par Quebecor et à le vendre partout. C’est repiqué à toutes les sauces, c’est réécrit, la signature disparaît, on ne sait plus qui informe de quoi. […]

La crise des médias papier est d’ailleurs une invention. Ça n’existe pas au Québec. Je ne dis pas que ça n’existe pas en Allemagne ou aux États-Unis. Les hebdos régionaux fonctionnent très bien, les journaux qui parlent aux gens se portent admirablement bien. On dit avec le multiplateforme et le web, ce ne sera pas comme ça, on ne pourra pas vous payer. Comment ça, on ne pourra pas nous payer? Le Journal de Montréal n’a jamais fait autant d’argent qu’il en fait actuellement. On se sert d’une prétendue crise du papier qui se passe ailleurs pour changer les conditions de travail des artisans de l’information. […]

Avec les nouvelles technologies de l’information, il faut que ma façon de travailler change, d’accord, je veux bien, mais ma vie va changer aussi. Il faut que je m’adapte, il faut que je me réadapte. Les jeunes sont capables, les plus vieux le sont moins. Faut-il aider ces gens plus âgés à traverser cette période ? Oui sans doute, et ce, avec humanité. Un propriétaire d’entreprise, pour lequel un employé a travaillé trente, voire quarante ans, a des responsabilités sociales. […] Il est absolument hors de question qu’un changement technologique prive une personne d’emploi. […]

Quand les journalistes du Journal de Montréal actuellement en lock-out vont rentrer au travail, ils vont continuer à faire ce qu’ils ont toujours fait, et ce qu’ils font encore avec RueFrontenac.com et l’édition papier, ils vont faire de l’information.

G. G. C. – Qu’est-ce qui caractérise une information de qualité?

J.-M. B. – C’est une information sûre, fiable, indépendante de tout intérêt. Au Québec, nous avons un monde journalistique en santé. Je ne crois pas que le Voir soit rattaché à qui que ce soit. Et même à La Presse, qui a ses filiations dans certains partis politiques plus à droite et plus fédéralistes, il y a un creuset d’excellents journalistes, qu’ils soient de n’importe quelle tendance. C’est un bon journal populaire, comme l’était d’ailleurs le Journal de Montréal jusqu’il y a six ou sept ans. Radio-Canada fait de l’information de qualité, le réseau anglophone et The Gazette aussi. […] Nous ne sommes pas sous-informés actuellement. Il faut choisir comment s’informer, et là, il y a une bibitte qui vient jouer dans nos pattes, et cette bibitte-là est un empire colossal, qui pourra bientôt dire à n’importe qui quoi lire, quand le lire, où le lire et qui lire. Et ça c’est dangereux et intolérable. C’est le cancer de l’information. […]

Dans le domaine de la radiodiffusion, il existe des normes qui sont acceptés par tout le monde. Quand on a une chaine de télévision, on est soumis au CRTC parce que les ondes sont publiques et qu’on ne peut pas diffuser n’importe quoi. Quoi que…. Pourquoi ce n’est pas comme ça pour la presse écrite? […] Le Conseil de presse du Québec est un organisme autorégulateur qui discipline la profession. Mais je crois qu’il faudrait aller beaucoup plus loin et se doter d’une certaine réglementation. Il faut imaginer un nouveau modèle. […] Vendre de l’information, ce n’est pas vendre des petits pois. Il faut se concentrer sur un produit de qualité, quel que soit le niveau de langage, le niveau d’écriture et la clientèle visée.

G. G. C. – Qu’est-ce que l’expérience de RueFrontenac.com et du journal Rue Frontenac a apporté?

J.-M. C. – On a plus de 500 000 clics par mois, ce qui est énorme. Rappelons que RueFrontenac.com est parti avec une claque et une bottine, sans moyens. […] Au plan journalistique, c’est une expérience extraordinaire parce que c’était des gens qui n’avaient jamais fait de web. Les plus vieux se sont retrouvés avec quelque chose qui, une fois qu’on le contrôle, n’est pas plus difficile qu’un journal. Ils finissent par trouver qu’au bout du compte, ce qu’ils font, c’est de l’information. Du journalisme. La plateforme n’a aucune espèce d’importance. […]

Nous nous sommes aussi rendu compte que nos lecteurs, sur RueFrontenac.com, ne sont pas ceux du Journal de Montréal. On a créé un nouveau lectorat qui nous suit, plus jeune. […] L’expérience du journal Rue Frontenac est aussi très intéressante. Elle a permis d’explorer le concept de multiplateforme et la complémentarité entre les médiums. Après cinq ou six numéros, elle montre qu’il y a encore un avenir pour le papier.

G. G. C. – Comment envisagez-vous la suite?

J.-M. C. – Ce sont aux gens qui sont là à décider ce dont ils ont envi. Vont-ils avoir la volonté de retourner dans un univers qui se sera complètement transformé sans leur présence? Par ailleurs, ils ont beaucoup d’affection pour les produits qu’ils ont créés. […]

Dans l’histoire du syndicalisme au Québec, il y a peu de conflits qui ont duré deux ans. Et pourtant, le syndicat a refusé à 90% les plus récentes offres patronales. C’est très fort. Les conditions étaient barbares : Quebecor supprimait 80% des emplois, allongeait la semaine de travail d’une journée en conservant les mêmes salaires, et dans les 20% qui rentraient au travail, il y avait une liste noire, des gens qui ne pourraient pas revenir. Et ceux qui étaient mis à pied ne pouvaient pas travailler pour la concurrence. C’est totalement aberrant. Je ne peux pas prédire ce qui s’en vient.

Ce que je sais, par ailleurs, c’est que les camarades ont une volonté de fer (et de faire des choses). Ils ont une volonté de combattre qui m’impressionne. Ce sont des gens extraordinaires, des gens convaincus non seulement qu’ils doivent gagner ce combat pour eux-mêmes, mais aussi pour l’avenir de l’information. Et ça, c’est un point très important qui prouve que ce sont de vrais journalistes. […]

Et je donne aussi ce crédit aux employés de bureau, qui sont plus nombreux que les journalistes. Nous sommes dans la même unité syndicale, et c’est une bonne chose, car la société n’est pas faite que de médecins, que d’avocats, que de ceci ou de cela. Le syndicat du Journal de Montréal est un microcosme de la société où l’on s’entraide tous. Je ne dis pas que c’est facile, mais on va y arriver.

Nous vous invitons à appuyer les lock-outés du Journal de Montréal en signant la pétition qui demande au gouvernement de modifier les dispositions anti-briseurs de grèves du Code du Travail, en ligne sur le site de l’Assemblée nationale jusqu’au 14 mars 2011.

Partager l'article