
- La tasse à motifs Queen Ann est accompagnée d’une Royal Albert et de gingembre confit. (Photo : Christine Portelance)
Si on a le moindrement la fibre historique, y a-t-il de meilleurs endroits pour s’initier à l’Afternoon tea que l’Orangerie, construite pour la reine Anne dans les jardins du palais de Kensington, au début du XVIIIe siècle? C’est en effet dans ce pavillon que la reine instaura l’habitude en après-midi de prendre le thé avec un léger goûter. La pauvre souveraine avait du mal à attendre le repas du soir. Or cette fringale a totalement bouleversé les habitudes des Brits et les pratiques commerciales avec la Chine. En ce début de siècle, les importations de porcelaine fine et de thé de l’East India Company sont certes encore peu importantes, mais cinquante ans plus tard l’Angleterre importera de la Chine plus de 2 millions de livres de thé annuellement et, à la fin du XVIIIe siècle, ce sera quelque 20 millions de livres par année. Le thé avait alors remplacé dans le quotidien du peuple la bière et l’alcool. Boire du thé dans de la porcelaine royale en se régalant de petits sandwichs au concombre, de scones tièdes avec de la crème du Devonshire et de la confiture, dans les lieux mêmes de l’Orangerie, constituait une expérience incontournable lors de mon unique escale à Londres1. L’endroit est joli et, à ma grande surprise, le décor est simple, le service bon enfant et les prix abordables… pour Londres. Le thé servi est un thé noir assez quelconque. Le thé noir est le favori des Anglais, ils le boivent très sucré avec du lait.
La Chine au XVIIIe siècle était autosuffisante et n’acceptait en paiement que l’argent, au grand dam des Européens. Pour contourner le problème, les Anglais se lancèrent dans le commerce de l’opium, malgré l’interdiction chinoise, ce qui mènera au XIXe siècle à la Première guerre de l’opium, et entraînera lentement, mais sûrement, dans une suite de défaites militaires, la décadence de la Chine, avec les concessions européennes imposées par la force dans les ports de Tianjin, de Shanghai et de Canton, entre autres.
En outre, l’East India Company dépêche en Chine le botaniste Robert Fortune, le premier espion industriel du monde moderne, peut-être! Mission : percer les secrets du thé. La route du thé et des fleurs2 relate son périple en Chine : le cher homme, farci de supériorité occidentale, est parfaitement convaincu de faire oeuvre scientifique! Ce récit d’une candeur désarmante, un chef d’oeuvre d’attitude colonialiste, décrit une Chine que l’on connaît mal; lu en perspective, il ne manque pas de pittoresque. Une incommensurable naïveté a permis à Robert Fortune, déguisé en marchand chinois, de s’aventurer en zone interdite sans conscience du danger : il réussit à accumuler suffisamment d’indices sur les principes d’oxydation des feuilles de thé pour percer le mystère du thé chinois, et il expédia 20 000 pieds de thé en Inde qui seront plantés sur les contreforts de l’Himalaya. C’était la naissance du Darjeeling et le début de la grande industrie du thé en Inde contrôlée par les Britanniques.
En s’acclimatant à l’atmosphère fraîche et brumeuse des montagnes indiennes, la plante tropicale subira une métamorphose aromatique conférant aux bons crus3 de Darjeeling ses caractéristiques : une liqueur ronde, souple, avec des fragrances d’épices, quelquefois maltée, cacaotée même (pour ceux du jardin Thurbo ou Sungma, première cueillette, notamment), ou encore une liqueur fruitée, florale, assez douce, avec des saveurs de raisin ou de mandarine qui titillent les papilles (thés de Seeyok). Y ajouter du sucre serait un sacrilège, un nuage de lait une hérésie. Le Darjeeling s’acoquine bien avec des sablés tout beurre, un gâteau moelleux aux graines de pavot, de la tarte aux pommes chaude…
Toujours au XIXe siècle, en Inde, le major Robert Bruce découvre une plante sauvage dans la région d’Assam qui ressemble fort au camellia sinensis, dont elle sera plus tard reconnue comme une variété. On procède alors à une déforestation importante en Assam pour faire place à de vastes plantations qui, avec le savoir-faire industriel des Anglais et l’information récoltée par l’espion Robert Fortune, supplanteront rapidement la production chinoise. Ce thé, produit en grande quantité, définira le goût populaire en la matière, en Angleterre et dans le reste de l’Empire. Sa liqueur sombre et son amertume, comme le café, supporte le lait et le sucre.
Le thé Assam de qualité ne dépaysera pas complètement les habitués du thé en sachet, mais c’est tout un monde de saveur qui se révélera. Délicieux avec le pain d’épice, il n’a pas son pareil pour couper l’excès de sucre lors d’une dégustation de tire d’érable à la cabane. À l’instar de Virginia Woolf, on peut aussi le savourer à petites gorgées en grignotant du gingembre confit. Personnellement, j’aime bien le préparer avec des épices chaudes : anis étoilé, cannelle, gingembre, girofle, pour l’emporter en thermos lors de randonnées dans la neige ou encore comme boisson réconfortante au retour.
Après les scones, on dépose devant moi une assiette de trois généreuses portions de gâteaux typiquement anglais. Une tradition de desserts dont nous avons hérité au Québec, l’encyclopédie de Jeanne Benoît en est remplie. Mais il y a plus que les desserts. Ce qui frappe quand on débarque à Londres, c’est à quel point la ville nous paraît familière : c’est qu’elle a servi de modèle à Montréal, comme à Toronto. La culture québécoise est mâtinée de culture british, que cela nous plaise ou non. Et cela va bien au-delà du « pont bridge » ou de l’« arrêt-stop » d’antan4!
Je sors du pavillon dans la lumière glauque de novembre sans être venue à bout de ce goûter et, en longeant Hyde Park, je me dis que je ne pourrai plus avaler une seule bouchée avant le lendemain matin. Pour sûr. La prochaine fois que je prendrai le thé à Londres, je prévoirai une sortie au théâtre. Pour rester dans la couleur locale. Of course!
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Notes :
1. Avant de m’envoler vers Beyrouth où, en 1999, pour marquer l’accalmie au Liban, 200 linguistes de 22 pays s’étaient réunis autour du thème Éloge de la différence : la voix de l’autre.
2. Petite Bibliothèque Payot, 1994.
3. On trouve du Darjeeling bio et équitable.
4. Et que dire de la bouteille de Shake well!