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2011 : une fable des temps modernes

Par Pierre Landry le 2011/01
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2011 : une fable des temps modernes

Par Pierre Landry le 2011/01

Note au lecteur : cette chronique a été rédigée le dimanche 5 décembre 2010, soit la veille de la grande marée. Je le jure.

Je marchais sans avancer dans un décor glauque et frigorifiant. D’immenses icebergs glissaient en silence, mastodontes de glace aux crevasses bleutées dérivant vers le Sud en pure perte. Au fur et à mesure que la glace fondait, des alvéoles apparaissaient à même les parois rugueuses, comme autant de niches, de poches de résistance où une vie incertaine semblait chercher à se manifester.

Je n’avais plus rien à perdre. Ou plutôt, tout était déjà perdu. Je décidai de prendre mon manteau, emplissant mes poches de tout ce que je pouvais emporter : couteau de chasse, bribes de civilisations perdues, dialectes en voie d’extinction, deux briquets et une clé USB capable de contenir toute la mémoire du monde. Il me semblait évident que j’avais bien peu de temps devant moi. Ils ne tarderaient pas à se mettre à ma poursuite. Des signes avant-coureurs me faisaient par ailleurs craindre le pire : il ne fallait pas nier l’évidence, cela faisait bientôt près d’un siècle qu’ils cherchaient à me traquer.

Voilà déjà un certain temps que j’avais désactivé mes comptes Twitter et Facebook. Mais je me faisais bien peu d’illusions. Je sais que ces choses-là laissent des traces. Et qui sait, peut-être avaient-ils profité de mon dernier séjour à l’hôpital pour me placer sous la peau une puce à GPS intégré. Leurs satellites étaient en mesure de me repérer en tout temps, ils étaient au fait de mes moindres déplacements. Heureusement, j’avais visionné suffisamment d’épisodes de 24 heures chrono pour savoir comment me débarrasser de ces cochonneries-là. Mais ça laisse des marques. Et il est plus difficile de se défendre un bras en moins.

Pendant ce temps, l’eau montait. Et mes camarades ne cessaient de tomber autour de moi, dont le dernier en lice dont il me faut taire le nom. Ha! ils ne l’avaient pas épargné celui-là! Un bon gars pourtant, qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, comme on dit, et comme on ne dira plus lorsqu’ils seront parvenus à les exterminer, celles-là aussi.

L’eau montait toujours. Les icebergs devenaient de plus en plus menaçants. J’étais parvenu à m’accrocher à un tronc de baobab, mais j’avais failli être emporté par une aile de l’avion où St-Ex a péri, et qui venait de remonter à la surface. Il me revint en mémoire les images du Saguenay dégorgeant des toits de maison et des vestiges de mobilier urbain. Remontant plus loin dans mes souvenirs, je revis cette scène déconcertante qui avait saisi ma conscience d’enfant sans que je comprenne à ce moment qu’ils avaient déjà commencé à sévir. Nous étions trois ou quatre, des conquistadores en culotte courte, des aventuriers à l’épée de bois toujours en quête de nouveaux territoires. À quelques milles en contrebas des usines de l’Alcan, en pleine forêt, nous avions tout à coup découvert un ruisseau qui déversait ses eaux troubles dans le Saguenay en y dessinant une immense tache. Je dis « troubles » pour ne pas dire « troublantes ». L’eau était en effet d’une couleur saumon, elle était chaude et il s’en dégageait une fumée et une odeur toxiques, relents sans doute de la bauxite utilisée pour produire l’aluminium ou de l’eau résiduelle provenant du refroidissement des cuves.

Je fus tout à coup arraché à mes réminiscences au contact du ventre blanc et froid d’un béluga dont la molle carapace vint se coller à mon flanc. Il y en avait ainsi certainement une centaine qui, inexorablement, glissaient avec ceux de leur espèce vers la fin des temps, après avoir fréquenté ce littoral pendant des millénaires. Et soudain, il m’apparut dans l’opacité de la brume une forme gigantesque dont je crus pendant quelques instants de délire enthousiaste qu’elle pouvait constituer ma bouée de sauvetage. Elle s’approchait de seconde en seconde, se matérialisait au coeur du nuage de particules de plus en plus dense où ma frêle existence cherchait à éviter l’asphyxie. La coque était si proche que je parvenais presque à lire le nom de ce qui s’avéra finalement un immense navire. Oui, c’était bien ça : AMUNDSEN. C’était l’Amundsen, un navire de recherche scientifique canadien! J’étais sauvé! J’étais sauvé!

Désillusion! Je reconnus à l’instant sur le pont Stephen Harper, Nicolas Sarkozy, Silvio Berlusconi et quelques autres des grands dirigeants de la Terre, en compagnie des barons de l’industrie pétrolière. Ils me firent des beaux bye! bye! et l’arche de tristesse fila sa route. Celle de Noé avait servi en d’autres temps, nous dit-on, à préserver la vie et à repeupler la terre. Celle-ci ne serait utile qu’à quelques nantis, qui ne parviendraient ainsi qu’à différer l’inéluctable de quelques heures.

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