Dans le texte qui suit, il sera question de la carte électorale et du mode de scrutin qui sont les éléments constituant un système électoral. Dans notre démocratie de représentation, le mode de scrutin joue un rôle de premier plan en permettant de transformer en sièges parlementaires les votes des électeurs exprimant la volonté souveraine du peuple qui seule confère la légitimité nécessaire à l’exercice du pouvoir étatique.
Au Québec, l’exercice de révision de la carte électorale en cours depuis plus de deux ans et demi, qui en était à sa dernière étape, a pris des allures de saga suite à l’annonce par le premier ministre Charest, le 28 octobre dernier, qu’il allait faire adopter une loi spéciale pour le suspendre une deuxième fois. Il cédait ainsi aux pressions exercées par un comité formé principalement d’élus municipaux du Bas-Saint-Laurent qui s’oppose à la disparition de trois circonscriptions dans l’Est du Québec. Le chef du gouvernement a dit vouloir en arriver, d’ici le printemps prochain, à un consensus des partis représentés à l’Assemblée nationale sur de nouveaux critères pour redécouper la carte.
Le processus de révision de la carte, rendu obligatoire par la Loi électorale, permet d’ajuster cette dernière à l’évolution des réalités sociodémographiques afin qu’elle respecte le principe démocratique fondamental de l’égalité du vote des électeurs et qu’elle se conforme à l’exigence de la « représentation effective » édictée par la Cour suprême. C’est en 1979 que le gouvernement de René Lévesque a fait adopter la réforme intégrant le déroulement de la révision de la carte à la Loi électorale. Il a confié du même coup sa responsabilité à un organisme indépendant du gouvernement et de l’Assemblée nationale, la Commission de la représentation électorale (CRE), qui est présidée par le directeur général des élections.
Un exercice de révision laborieux
Lancée en mars 2008 par la présentation d’un rapport sur les changements proposés par la CRE, l’opération de révision a vite franchi l’étape de la consultation populaire. La Commission n’a pris que dix semaines pour consulter plusieurs centaines de citoyens et d’organismes dans le cadre d’une tournée effectuée dans une vingtaine de villes d’avril à juin 2008.
C’est à l’étape de la consultation des parlementaires que sont survenues les difficultés. Normalement, la CRE aurait dû être invitée à se rendre en septembre 2008 devant la Commission de l’Assemblée nationale pour entendre les commentaires des députés et recevoir leurs propositions. Mais violant l’esprit de la Loi, le gouvernement libéral a omis de la convoquer, suspendant ainsi indéfiniment le processus de révision. Finalement, cette commission parlementaire a reçu les membres de la CRE les 14 et 15 septembre derniers.
Entre-temps, le gouvernement Charest, redevenu majoritaire, avait présenté un projet de loi à l’automne 2009. Ce dernier constituait un net recul par rapport à la réforme Lévesque. Contraire au principe de l’égalité du vote des électeurs, cette modification à la Loi électorale, si elle avait été adoptée, aurait pu être contestée juridiquement sous l’allégation qu’elle ne permettait pas d’assurer la représentation effective de grands pans de l’électorat québécois. L’opposition péquiste a refusé de l’appuyer.
Précisons que le concept de la représentation effective ne signifie pas que chaque circonscription doive compter le même nombre d’électeurs. La Loi permet l’existence d’un écart de + ou – 25 % avec la moyenne nationale. De plus, le redécoupage de la carte n’est pas seulement le fruit d’une opération mathématique. La Loi oblige en effet la CRE à tenir compte aussi de facteurs sociologiques comme les caractéristiques de la population, ainsi que de facteurs géographiques comme l’étendue du territoire québécois et de ses régions.
En litige : le poids politique des régions
Le principal argument invoqué par le gouvernement Charest et ses supporteurs en faveur du projet de loi 92, maintenant caduc, était la préservation du poids politique des régions. Mais la CRE a démontré que ce dernier, loin d’augmenter le poids politique des régions périphériques, le diminuerait. En effet, on devrait créer de nouvelles circonscriptions dans les régions plus densément peuplées tandis que leur nombre n’augmenterait pas dans les régions périphériques.
La réflexion lancée par le premier ministre ressemble fort à la recherche d’une solution pour résoudre la quadrature du cercle : Soit qu’on crée plusieurs nouvelles circonscriptions dans les régions densément peuplées pour respecter le principe de l’égalité du vote (en plus de gonfler exagérément le nombre de députés, cette solution ne préserverait pas le poids relatif des régions),
soit qu’on privilégie le facteur géographique (étendue du territoire) aux dépens du principe de l’égalité du vote (une telle solution, contraire au concept de la représentation effective, serait vite contestée devant les tribunaux).
Dans les deux cas, on apporterait de fausses solutions au problème pourtant crucial du poids politique des régions. La véritable solution consiste plutôt à s’attaquer à la racine du problème : la concentration excessive des pouvoirs à Québec. L’État québécois, un des plus centralisés au monde, doit céder une partie de ses pouvoirs et des ressources financières afférentes aux instances locales et régionales qui ont été ses créatures jusqu’ici. Seule une réelle autonomie permettra de préserver le poids politique des régions; non pas quelques députés en plus ou en moins.
La saga de la réforme du mode de scrutin
L’expérience a démontré qu’une carte électorale révisée ne suffit pas à éliminer les carences de représentation sans une réforme en profondeur du mode de scrutin qui y injecterait une forte dose de proportionnalité. C’est le seul moyen de faire en sorte que le vote de chaque électeur compte et que la représentation des différents partis à l’Assemblée nationale soit équitable aussi bien aux niveaux régional que national. L’exemple de l’élection de 1973, qui s’est déroulée après une révision en profondeur de la carte électorale, est probant à cet égard. C’est l’élection où il y a eu les plus fortes distorsions dans l’histoire du Québec, les partis d’opposition ne faisant élire que 7,3 % des députés même s’ils avaient recueilli plus de 45 % des votes
Malheureusement, la réforme du mode de scrutin a donné lieu, depuis la fin des années 60, à l’une des sagas les plus affligeantes de l’histoire politique québécoise. Rien n’est survenu depuis 40 ans même si le Parti québécois et le Parti libéral se sont engagés formellement à introduire des éléments de proportionnalité dans le système majoritaire actuel.
La volte-face du gouvernement Charest à ce chapitre est encore fraîche à notre mémoire. Lors du discours inaugural de la session en 2003, tout comme Lévesque 22 ans plus tôt, le nouveau premier ministre s’est engagé à faire adopter une réforme. Puis, en 2004, son gouvernement a présenté un avant-projet de loi introduisant des éléments de proportionnalité dans le mode de scrutin majoritaire actuel. Ce dernier devait se traduire en projet de loi avant la fin de 2006.
Au début de 2006, quelque 2 000 citoyens et organismes sont intervenus lors d’une commission parlementaire sur la question. Plus de 80 % d’entre eux ont appuyé l’instauration d’un scrutin mixte avec compensation. C’est alors que, comme aujourd’hui, des élus régionaux sont entrés en scène et ont réussi à faire enterrer le projet de réforme au nom de la préservation du poids politique des régions. Les pressions exercées ont été tellement efficaces que les députés libéraux ont pris peur et ont convaincu le premier ministre Charest de tout abandonner. Depuis lors, soit depuis quatre ans, le gouvernement a omis d’en parler, comme les députés péquistes d’ailleurs dont le parti a reporté la réforme « après l’accession du Québec à la souveraineté ».
Une formule réconciliant les impératifs régionaux et nationaux
Seul le député de Québec solidaire, Amir Khadir, tient le dossier en vie à l’Assemblée nationale. Il a interpellé deux fois le gouvernement à ce sujet. En novembre 2009, il a obtenu un vote unanime en faveur d’un scrutin de type proportionnel, mais, bien entendu, rien n’a été fait. Puis, le 21 mai dernier, le député de Mercier, faute de pouvoir déposer un projet de loi, a présenté à cette dernière le contenu de la résolution adoptée à ce sujet lors du dernier congrès d’orientation de Québec solidaire.
Cette résolution propose que la réforme se traduise par l’instauration d’un scrutin mixte (majoritaire-proportionnel) avec compensation au niveau national, mais redistribution des sièges parlementaires au niveau régional à partir de listes de candidats également régionales. Il permettrait l’élection de 60 % des députés dans des circonscriptions locales en se servant du mode de scrutin actuel (majoritaire uninominal à un tour). Les autres députés seraient élus sur une base régionale à partir d’un scrutin proportionnel qui garantirait une représentation équitable aux partis qui auraient recueilli au moins 2 % des votes au niveau national. Le nombre de députés resterait sensiblement le même qu’aujourd’hui. La population recevrait donc d’aussi bons services que maintenant et probablement de meilleurs parce que les citoyens pourraient s’adresser, au niveau régional, à des députés de plusieurs allégeances politiques qui seraient en compétition entre eux.
Cette formule hybride de compensation nationale et régionale – qui est celle utilisée en Allemagne fédérale depuis 1948 – présente l’avantage de résoudre le problème qui a fait achopper les travaux de la commission parlementaire de 2006. Elle devrait satisfaire, d’une part, les citoyens et les élus des régions puisqu’elle confère une appartenance régionale aux députés élus à la proportionnelle. Elle devrait, d’autre part, rassurer les tenants de la compensation nationale parce qu’elle produirait des résultats aussi proportionnels que la formule qu’ils ont favorisée jusqu’ici, mais qui avait l’inconvénient de placer les régions en retrait.